La colonisation côté jardin

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Le caractère banal d’une promenade dans un jardin des plantes s’estompe rapidement à la lecture du dernier ouvrage d’Hélène Blais. La déambulation dans ces lieux d’agrément constitue en effet un des nombreux points d’entrée mobilisés par l’autrice, professeure d’histoire contemporaine à l’École normale supérieure-PSL, pour révéler les différentes fonctions des jardins des possessions coloniales asiatiques, africaines, et caribéennes des puissances européennes. Ils constituent des lieux de savoirs qui participent au phénomène de mondialisation des sciences au XIXe siècle, ainsi qu’à la domination coloniale sous toutes ses formes. Les jardins alimentent une domination économique par le rôle expérimental qu’ils occupent dans l’exploitation agricole, tout en marquant physiquement la colonie de l’empreinte du colonisateur. Conçus comme des vitrines des empires par leurs promoteurs, ils en sont un point d’observation politique et économique idéal. Hélène Blais met à disposition des lecteurs une impressionnante bibliographie anglophone sur les jardins coloniaux qui a surtout traité des empires britannique et hollandais, et plus inégalement les possessions portugaises, françaises et allemandes. À partir de cet effort de synthèse enrichi par un travail de première main sur l’empire français et plusieurs possessions britanniques, les jardins émergent comme des lieux savants dont la fragilité matérielle reflète le caractère discontinu et non-hégémonique de la domination coloniale.

Les jardins, modèles réduits des empires coloniaux

En reconstituant une chronologie des créations de jardins botaniques dans les empires, Hélène Blais montre d’abord qu’ils servent des objectifs de plus en plus politiques. Si certaines créations dans des territoires où la présence européenne est plus ancienne témoignent dans un premier temps de leur dimension scientifique comme à Cayenne (Guyane, 1790) ou Colombo (Sri Lanka, 1810), un nombre croissant de jardins est créé immédiatement après la conquête du territoire, comme à Alger (1830), Saïgon (Cochinchine 1856), ou Porto-Novo (Dahomey, 1895). La géographie et la chronologie de ces jardins sont le reflet de l’expansion impériale européenne, en particulier dans la seconde moitié du XIXe siècle, au cours de laquelle certains jardins plus anciens, mais abandonnés sont parfois repris pour servir de vitrines de la colonisation. Cette dynamique obéit à une logique de classification, d’exposition d’un environnement exotique et des savoir-faire nécessaires pour appréhender cette nature coloniale. Historienne attentive à la notion d’espace, conçu non comme simple cadre dans lequel évoluent les sociétés, mais comme construction de ces dernières au moyen de savoirs cartographiques notamment [1], Hélène Blais démontre que les jardins participent activement du marquage d’un territoire colonial par une puissance européenne.


Plan du jardin botanique de Calcutta

1843, India Office Records, British Library, tiré de Simon Deschamps, “Nathaniel Wallich (1786-1854) et les enjeux de la botanique dans l’Inde britannique”, Dynamiques environnementales, 39-40 | 2017, 182-201.

L’étude des jardins coloniaux dans cette perspective politique montre qu’ils constituent une véritable société coloniale réduite. Les jardins importent ainsi des dispositifs botaniques européens, comme les serres à Calcutta ou Bangalore, lesquelles se révèlent parfois inadaptées aux températures élevées des espaces coloniaux. L’attention portée aux mains d’œuvres et aux publics des jardins permet d’illustrer leur dimension profondément inégalitaire, parcourue par des formes de ségrégation raciale et spatiale. Conçus comme des espaces d’exposition de la réussite de l’entreprise coloniale, mais aussi d’agrément pour les élites urbaines coloniales, les jardins sont ainsi fréquentés par des publics prioritairement européens. Quant aux mains-d’œuvre, elles sont parfois serviles, et l’abolition de l’esclavage en 1848 provoque une pénurie de main-d’œuvre qui entraîne une dégradation du jardin des plantes de Saint-Pierre en Martinique (p. 315), accentuée structurellement par des budgets toujours jugés insuffisants. À l’échelle d’un empire, les jardins révèlent plus largement la structure spatiale et politique de ces derniers. Si les budgets de quelques jardins sont conséquents, presque tous semblent souffrir d’un manque de dotations typique du modèle de l’« empire bon marché » (Denis Cogneau [2]) européen aux XIXe et XXe siècles.

Employés de l’herbier du jardin botanique de Calcutta

c. 1900. Central National Herbarium, Calcutta, tiré de Marine Bellégo , « Le jardin botanique de Calcutta, xixe siècle », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe

Empires coloniaux et circulations savantes globales

Au-delà de ces caractéristiques communes, les jardins donnent à voir leur grande diversité. À ce titre, le choix d’une structure thématique pour étudier des lieux dont la superficie varie d’un hectare pour le jardin de Bingerville en Côte d’Ivoire à 240 hectares pour le jardin botanique de Kistenborsch au Cap en Afrique du Sud est indispensable. Il traduit une approche comparative éprouvée en histoire impériale. Les Britanniques se distinguent avec l’établissement d’un réseau dense de jardins botaniques coloniaux. Dès la fin du XVIIIe siècle, les jardins royaux de Kew, au sud de Londres, reçoivent les plantes prélevées par James Cook dans le Pacifique. Au milieu du siècle suivant, l’institution coordonne la circulation des plantes, de l’information botanique, et des personnels entre les nouveaux jardins établis dans les possessions coloniales. Quant au jardin de Buitenzorg établi sur l’île de Java en 1816, il constitue, en l’absence de jardin royal métropolitain, le véritable centre botanique de l’empire néerlandais, remarquablement financé par la métropole.

Ces exemples sont des références permanentes pour les administrateurs et botanistes dans l’empire français. Si les jardins coloniaux sont parfois aussi anciens que ceux de l’Empire britannique, les tentatives d’organiser un réseau à l’échelle de l’empire datent elles de l’expansion coloniale de la Troisième République. Créé en 1899 avec le soutien du ministère des Colonies, le jardin botanique de Nogent, près de Paris, est conçu comme une institution centrale à la tête des jardins coloniaux, dans la quête de meilleurs rendements agricoles outre-mer. À l’échelle des empires européens, cette création au tournant du XXe siècle illustre également un moment de reconfiguration des fonctions des jardins qui cessent d’être en premier lieu des institutions scientifiques. La fonction économique prend parfois le dessus sur la recherche, tandis que d’autres jardins comme celui de Cape Town (Afrique du Sud) sont transformés en parcs au profit de leur fonction d’agrément. Au cours de cette période de réajustement, le jardin de Nogent devient certes un lieu d’exposition de l’empire en métropole, mais ne parvient pas véritablement à se placer à la tête d’un réseau botanique colonial. Incapables de se doter systématiquement de laboratoires, musées, bibliothèques ou serres entretenus dans la durée, les jardins français lèguent par la même occasion une masse d’archives institutionnelles moins conséquente pour le travail de l’historienne.


Jardin colonial de Nogent-sur-Marne

Le pagodon et le pont tonkinois.
1928, BnF

Cette diversité géographique, matérielle et institutionnelle, permet dans le même temps une complémentarité des expérimentations et des cultures qui constitue le support même des circulations botanistes savantes. L’échelle transimpériale montre des « jardins en réseau » (p. 39) entre lesquels les échanges de graines et de plantes sont structurants pour le prestige savant des jardins, et participent plus largement à la globalisation des circulations scientifiques depuis et vers des espaces situés en dehors des empires européens – ce qui est également caractéristique d’une forme de modernité occidentale. Créé dès les premières années de la conquête en 1832, le jardin botanique du Hamma à Alger s’insère rapidement dans ces réseaux, et échange des plantes avec le Chili au milieu du XIXe siècle.

Ces circulations en dehors des empires européens ne diluent pourtant pas la spécificité coloniale des jardins étudiés. Cette dernière repose certes sur des critères matériels tels que les méthodes de transport et de conservation en milieux particulièrement humides ou le recours à une main-d’œuvre colonisée servile, mais elle est surtout soutenue par une dimension politique. Les jardins sont porteurs d’idéologies politiques impériales, et visent, par l’acclimatation des plantes métropolitaines dans les colonies, à créer l’évocation d’une Europe lointaine érigée en guide moral investi d’une mission civilisatrice.

Remettre le global à sa place ?

Si certains jardins sont ainsi de véritables « point nodaux » des empires (p. 51), leur inégale insertion globale soulignée dans l’ouvrage traduirait peut-être davantage un rôle d’interface entre local et global. Pour Hélène Blais, qui revendique une approche « d’histoire sociale globale » (p. 6), la distribution locale de graines aux cultivateurs dans une perspective utilitariste d’amélioration des rendements montre dans le même temps la circulation des directeurs des jardins à l’origine de ces pratiques. À propos du jardin de Calcutta mobilisé dans l’ouvrage, d’autres travaux soulignent que cette dimension globale est en partie mise en scène par les jardins, au profit d’une orientation locale des pépinières [3]. Les multiples fonctions des jardins permettent cependant de dépasser cette tension entre global et local. Hélène Blais en souligne bien les limites à propos de l’invisibilisation par les scientifiques européens des acteurs et des savoirs autochtones dans l’élaboration de savoirs scientifiques à portée universelle (p. 206).

Dès lors, l’impossibilité des jardins à produire une science européenne guidant les colonisés et les colons vers une élévation morale, matérielle, civilisationnelle, doit être plus largement mise en relation avec les nombreux échecs de ces institutions coloniales. Il ne s’agit pas de passer sous silence les tentatives d’acclimatations réussies, dont certaines ont par ailleurs servi directement la conquête coloniale, à commencer par la culture du quinquina duquel est extraite la quinine nécessaire aux armées coloniales. Mais les renoncements des promoteurs sont très nombreux à partir du dernier tiers du XIXe siècle, ce qui tranche alors avec l’ambition économique et l’universalité des discours, et les directeurs des jardins coloniaux doivent par exemple reconnaître l’impossibilité de cultiver le cacaoyer, le caféier ou le manguier en Algérie.

La dimension utilitariste des jardins ne produit pas une « mise en ordre des tropiques » [4] qui serait sans failles. À l’aune d’une littérature désormais abondante sur les empires coloniaux, L’Empire de la nature permet donc de penser les échecs de la domination coloniale pour mieux en souligner les limites intrinsèques.

Hélène Blais, L’Empire de la nature. Une histoire des jardins botaniques coloniaux (fin XVIIIe-années 1930), Ceyzérieu, Champ Vallon, coll. « L’environnement a une histoire », 2023, 363 p., 26€.

 

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