Résumé automatique par l’Intelligence Artificielle :
Célèbre pour ses plages paradisiaques et ses spots de surf, l’archipel d’Hawai‘i [1] est aussi connu des astronomes en raison des nombreux observatoires qui y sont construits, dont certains figurent parmi les plus grands du monde. Au sommet du Mauna Kea, point culminant de l’archipel à 4200 mètres d’altitude, pas moins de treize instruments d’observation professionnels ont été installés depuis la fin des années 1960. À cette altitude, l’air y est plus rare et le ciel plus clair. L’éloignement des lumières urbaines et le climat favorable en font un site idéal pour les activités astronomiques. Pourtant, lorsque l’historien et sociologue des sciences Pascal Marichalar se rend à Hawai‘i en juillet 2019 pour rendre visite à son oncle, c’est la mobilisation de la population contre la construction d’un nouveau télescope qui occupe les gros titres des journaux locaux. Les autochtones seraient-ils « anti-science », comme semblent le penser certains astronomes travaillant sur place ? Tel est le point de départ du livre, qui propose de partir aux racines bien plus profondes de cette contestation.
Afin d’écrire cette histoire qui se lit comme un roman à suspense, et mettre en lumière ses multiples enjeux, Pascal Marichalar a mené une enquête de longue haleine durant cinq ans. Il s’est appuyé sur quantité de documents – dont certains relativement « sensibles » au regard de ce qui était jusqu’alors raconté dans les milieux scientifiques – issus des archives des observatoires et universités impliqués. Ce support archivistique est surtout habilement mis au service d’une approche ethnographique [2], s’appuyant sur les rencontres et les entretiens menés sur place ou à distance par l’auteur. Celui-ci a échangé avec une multitude d’acteurs aux positions et rôles sociaux parfois très éloignés, du professeur d’astrophysique à l’ouvrier de construction des bâtiments, en passant par des militants écologistes et de l’hawaiianité.
Un morceau d’histoire de l’astronomie contemporaine
Le livre nous présente en premier lieu un morceau de l’histoire de l’astronomie récente (depuis la seconde moitié du XXe siècle). On y apprend ainsi que dès les années 1960, le célèbre astronome Gerard Kuiper s’émerveilla de la qualité du ciel au sommet du Mauna Kea, aux côtés du « maître des miroirs » Alika Herring, personnage-clé dans l’identification des meilleurs sites et l’installation des premiers instruments d’observation.
À travers la figure d’Herring, c’est aussi un morceau de l’histoire du « site testing » et de ses techniques qui est esquissé par Pascal Marichalar. Cette pratique consiste à rechercher le meilleur endroit pour installer un observatoire, en tenant notamment compte des paramètres climatiques et atmosphériques spécifiques à chaque lieu. Si des méthodes pour les mesurer ont été formalisées et standardisées au cours des années 1980, Herring a pour sa part développé d’autres critères de « site testing » reposant principalement sur ses qualités d’observation, sa pratique et sa fine connaissance des instruments.
L’auteur rappelle également que quelques découvertes majeures dans le domaine de l’astrophysique et la cosmologie ont été réalisées à l’observatoire d’Hawai‘i, à l’instar de la fameuse « énergie noire » qui représenterait, selon les modèles, près de 70 % de la masse et l’énergie totales de l’univers. L’existence de cette énergie permet notamment d’expliquer l’accélération observée de l’expansion de l’univers, qui entre en contradiction avec la théorie de la Relativité générale d’Einstein dans sa conception initiale.
Cependant, l’histoire de l’astronomie n’est pas que celle des astronomes, de leurs techniques et de leurs découvertes. Comme le rappelle l’auteur, et là se trouve tout le véritable intérêt de l’approche développée dans ce livre : « Les télescopes ont beau observer le ciel, ils sont toujours construits sur des terres et, parmi elles, des terres fragiles, des terres sacrées, et des terres volées… » (p. 27).
Premières constructions et premières résistances
Rapidement après la découverte par quelques astronomes de la qualité du ciel du Mauna Kea, les premiers projets de construction d’observatoires sont lancés. L’État fédéral d’Hawai‘i étant légalement propriétaire de la montagne, un arrangement est trouvé à la fin des années 1960 avec l’institut astronomique de l’université locale : en contrepartie d’un loyer symbolique d’un dollar par an, celui-ci se voit proposer un bail de 65 ans lui permettant d’exploiter le sommet du Mauna Kea pour l’installation d’instruments d’observation. L’institut va ensuite rapidement sous-louer (toujours pour un dollar symbolique) certaines parties du sommet à d’autres institutions (principalement d’autres universités états-uniennes ou d’autres pays occidentaux) désireuses d’y installer leurs propres observatoires, en échange de la garantie d’un temps minimal d’observation pour l’institut astronomique local. Cette mise à disposition par l’État se traduit dans les faits par une mainmise de l’institut (et de son président John Jefferies) sans aucun contrôle ou presque sur les aménagements effectués, les tout premiers travaux étant même réalisés sans permis. Il faut attendre le premier projet de grande ampleur dans les années 1970 – celui du « Télescope France Canada Hawai‘i » – pour qu’une étude d’impact et une enquête publique soient réalisées, le tout dans un contexte de renouveau des luttes écologistes et d’évolution de la législation environnementale. Plusieurs associations s’emparent du sujet, avec en figure de proue les militant·e·s Mae et Bill Mull. Alors que l’étude d’impact produite par l’institut astronomique concluait à un non-intérêt total du sommet d’un point de vue tant archéologique que de la biodiversité, ces militant·e·s produisent des contre-expertises rigoureuses mettant au contraire en évidence la présence d’oiseaux et d’insectes rares, ainsi que des sanctuaires et sites funéraires bâtis par les Kānaka Maoli, le peuple autochtone d’Hawai‘i.
Le schéma directeur d’aménagement du Mauna Kea adopté en 1977 ne tient cependant aucunement compte de ces alertes ni des demandes minimales des militant·e·s, qui visaient à limiter par exemple à six le nombre de coupoles construites sur le sommet.
Tandis que les milieux d’affaires locaux se frottent les mains, voyant dans l’arrivée sur l’île de ce monde universitaire une manne économique importante (notamment par le biais de la spéculation immobilière), les militant·e·s écologistes sont progressivement rejoints dans leur combat par les défenseurs de l’hawaiianité. Ce mouvement pour la reconnaissance du peuple Kānaka Maoli et de la culture autochtone connaît en effet un important renouveau à partir des années 1970. D’abord habilement associés à la promotion de l’astronomie (« la montagne est sacrée et le télescope sur place aussi »), les Kānaka Maoli vont peu à peu prendre leurs distances alors que la construction de nouveaux instruments au sommet du Mauna Kea explose au cours des années 1980-90. Les lieux sont en effet très loin d’être respectés par les acteurs des différents programmes scientifiques : de pollutions diverses en saccages de sanctuaires, les incidents se multiplient, provoquant la colère des défenseurs de l’hawaiianité.
Point de rupture
Au début des années 2000 commencent à émerger les premiers projets de télescopes géants, avec des diamètres allant de 25 à 40 mètres, contre 8 mètres pour les plus grands télescopes existants jusqu’alors.
En dépit des précédentes contestations (qui n’avaient certes jamais réussi à empêcher la construction de nouveaux télescopes), et d’un rapport officiel qui alertait sur les risques politiques et sociaux à construire un instrument de cette taille en haut du Mauna Kea, le sommet est tout de même choisi en 2009 par deux universités californiennes pour y bâtir le « thirty meters telescope », ou TMT. Alors que ce projet de télescope de 30 mètres de diamètre installé dans une coupole de 18 mètres de haut devait initialement voir le jour à l’horizon 2020, il se trouve aujourd’hui toujours au point mort. La dernière partie du livre revient sur les événements des quinze dernières années, qui ont eu pour conséquence de bloquer le début des travaux du TMT. Des premières manifestations de 2014-2015 à l’installation d’un campement permanent d’opposant·e·s en 2019, Pascal Marichalar remet cette mobilisation inédite en perspective dans la longue histoire coloniale de l’archipel hawaiien. De l’expédition de James Cook, à la fin du XVIIIe siècle, à sa constitution en État fédéré des États-Unis en 1959, en passant par son annexion unilatérale en 1898, l’histoire du territoire compte son lot de violences, de discriminations à l’égard des Kānaka Maoli et bien sûr d’accaparement de leurs terres.
Aux yeux de nombre d’opposant·e·s, l’appropriation du sommet du Mauna Kea par les astronomes et le non-respect d’une montagne considérée comme sacrée ne constituent que la dernière étape en date de la négation du peuple autochtone et de ses droits. Plus généralement, les centaines de millions de dollars dépensés pour la construction de télescopes au cours des dernières décennies n’ont finalement eu des retombées économiques qu’extrêmement limitées pour la population locale, en dépit des promesses de prospérité. La répression subie par le mouvement, notamment avec l’arrestation d’opposant·e·s qui tentaient de bloquer la route d’accès aux engins de chantier, apparaît alors comme un point de rupture majeur ayant largement contribué à faire du TMT un enjeu central de la politique hawaiienne.
S’il y a bien dans ce récit « quelque chose d’une tragédie » (p. 28) comme le souligne l’auteur, mettant en scène des scientifiques sincèrement convaincus de seulement œuvrer pour le bien de l’humanité tout en ignorant (ou pire en niant) les souffrances du peuple Kānaka Maoli, on peut néanmoins espérer que la publication de cette enquête contribue à faire bouger certaines lignes. Si certain·e·s en doutaient, l’ouvrage démontre en effet largement que les sciences humaines et sociales constituent un précieux outil d’analyse et de compréhension de la complexité du monde, y compris en ce qui concerne les activités scientifiques a priori « inoffensives ». À l’aune de ce livre, mais surtout de la mobilisation qui en est à l’origine contre la construction du TMT, il semble désormais évident que toute campagne de « site testing » pour la construction de futurs télescopes devra non seulement prendre en compte les différents paramètres atmosphériques mais aussi les multiples problématiques politiques et sociales bien terrestres relatives à chaque lieu d’observation.
Au-delà du cas étudié, l’ouvrage constitue également une contribution importante à différents champs de recherche : en histoire et en sociologie des sciences puisqu’il est question d’astronomie, mais aussi dans le domaine des mouvements sociaux, de l’étude des sociétés post-coloniales ou encore de l’écologie. La force de l’approche développée par Pascal Marichalar réside précisément dans les nombreux croisements effectués entre ces champs, sur un sujet qui ne peut qu’être abordé de cette façon pour être saisi pleinement. La question des terres sur lesquelles sont construits des observatoires – ou d’autres infrastructures scientifiques – invite ainsi à réfléchir plus globalement à ce qu’implique l’inscription de l’activité scientifique sur un territoire, et à tenter de mettre en évidence les impensés (ici coloniaux) qui souvent la sous-tendent.
Pascal Marichalar, La Montagne aux étoiles, Paris, La Découverte, 2024, 304 p., 22 €.