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L’élection présidentielle de 2024 aux États-Unis a été marquée par deux tendances qui ne sont contradictoires qu’en apparence : d’une part, la focalisation sur l’immigration, largement appréhendée dans le cadre d’une grille de lecture racialisante ; d’autre part, le déclin tendanciel des clivages ethnoraciaux comme déterminant du vote.
Dans le contexte états-unien, le mot « race » et l’adjectif correspondant renvoient principalement à des groupes sociaux caractérisés, premièrement, par des traits physiques visibles reflétant une origine commune géographiquement identifiable à l’échelle continentale ou sous-continentale, deuxièmement, par une expérience spécifique déterminée par la vulnérabilité ou l’invulnérabilité à des discriminations opérées sur cette base. Enfin, à ces caractéristiques collectives sont parfois associées des formes culturelles singulières.Le terme « race » constitue donc un agrégat particulièrement complexe. Sont conventionnellement définis comme « raciaux » dans la nomenclature actuelle du recensement américain les Noirs, les Amérindiens et les Asiatiques, ainsi que le groupe de référence qu’est la majorité blanche. L’« ethnicité », elle, renvoie principalement à des subdivisions internes à ces quatre macro-catégories et correspondant d’abord à l’origine nationale. Les « Hispaniques » occupent une position intermédiaire : alors même qu’ils correspondent à la définition d’un groupe racial susmentionnée, jusqu’à présent, ils ont été considérés comme un groupe ethnique dans le cadre du recensement. Aux yeux de la plupart des sociologues américains contemporains, les distinctions ethniques sont moins durables et moins déterminantes que les distinctions raciales. Voir, plus généralement, Michael Hardimon, Repenser la race, Marseille, Agone, 2024 ; Paul Schor, Compter et classer. Histoire des recensements américains, Paris, Presses de l’EHESS, 2009.
La politisation de l’immigration et ses déterminants
La politique d’immigration des États-Unis a connu un tournant majeur en 1965, lorsque l’Immigration and Nationality Act a supprimé les restrictions fondées sur la race et l’origine nationale qui avaient été introduites en 1921 et en 1924 pour, d’une part, éliminer entièrement l’immigration asiatique, d’autre part, réduire drastiquement l’immigration européenne d’origine autre qu’anglo-saxonne et protestante par des quotas relevant d’une forme de discrimination indirecte mais intentionnelle [1]. La loi de 1965 rompt avec ces pratiques discriminatoires et institue un régime principalement fondé sur le regroupement familial.
Deux conséquences majeures en ont résulté.
La première est une très forte augmentation du volume de l’immigration légale : le nombre des immigrés en situation régulière a été multiplié par plus de 4,5 entre 1970 (9,6 millions) et 2020 (44,5 millions), tandis que leur proportion a crû de 4,7% en 1970 à 14,3% aujourd’hui, soit à peine moins que le record historique de 1910 (14,7%), même si ce pourcentage demeure inférieur à ceux enregistrés au Canada (21%), en Australie (29%), au Luxembourg (46%) ou aux Émirats arabes unis (87%).
La seconde conséquence est l’accentuation de la diversification ethnoraciale de la population américaine puisque, depuis 1965, l’immigration issue d’Amérique latine, d’Asie, d’Afrique et des Antilles forme 80% du total (dont 23% en provenance du Mexique). En partie de ce fait, aujourd’hui, les Blancs non Hispaniques représentent 58,4% des résidents des États-Unis (contre 75% en 2000), les Hispaniques 19,5% (dont environ les deux tiers sont nés aux États-Unis), les Noirs 13,7%, les Asiatiques 6,4% et les Amérindiens 1,3%. Qui plus est, d’après les dernières projections statistiques, en 2060, les Hispaniques devraient représenter 27,5% de la population et les Asiatiques environ 9%, tandis que les Blancs seraient devenus minoritaires [2]. De là la résurgence d’une « politique de l’identité » plus ou moins explicitement articulée autour du clivage blanc/non blanc, qu’alimente l’anxiété suscitée par cette évolution démographique chez certains électeurs. Ainsi, en 2016, l’une des variables les plus étroitement corrélées au vote pour Donald Trump était le fait d’avoir été exposé à des informations au sujet des changements en question. Aujourd’hui, environ un tiers des Américains blancs déclarent considérer leur identité raciale comme très ou extrêmement importante et affirment que les Blancs sont davantage victimes de discrimination que les membres des minorités ethnoraciales. Cette proportion s’élève à la moitié parmi les électeurs républicains [3]. Dans une large mesure, les victoires de Trump en 2016 et en 2024 reflètent ces appréhensions, lesquelles ont trouvé dans l’immigration irrégulière un point de fixation et dans les protestations formulées à son encontre un vecteur d’expression légitime.
En effet, d’après les estimations disponibles, il y aurait eu en 2023 11,7 millions d’immigrés en situation irrégulière aux États-Unis, dont 80% d’Hispaniques (même si 80% des Hispaniques résidant sur le territoire national ne sont pas des immigrés en situation irrégulière, mais des citoyens américains ou des immigrés légaux). Selon des statistiques largement diffusées, le nombre d’interpellations de migrants s’efforçant de franchir clandestinement la frontière avec le Mexique aurait atteint un niveau record durant le mandat de Joe Biden : 8,7 millions, soit trois fois plus qu’entre 2016 et 2020. Qui plus est, il est de notoriété publique que la frontière entre immigration régulière et immigration irrégulière est, elle aussi, poreuse, puisque, en raison des diverses vagues de régularisation intervenues dans les années 1980 et 1990 notamment, environ un tiers des immigrés en situation régulière sont d’anciens immigrés en situation irrégulière, cette proportion atteignant même deux tiers pour les Mexicains.
Dans ce contexte, il n’est donc pas surprenant que, en 2016 comme en 2024, l’hostilité à une immigration irrégulière perçue comme insuffisamment régulée – et comme non-blanche – apparaisse comme l’un des principaux facteurs explicatifs du vote pour Donald Trump. Plus précisément, il semble que, dans les deux cas, 85% des électeurs favorables à l’expulsion systématique de tous les immigrés en situation irrégulière aient voté pour le candidat républicain. Il semble aussi que ce dernier ait enregistré des gains particulièrement nets dans des États ayant connu une forte augmentation de la population hispanique depuis 2000, comme le Wisconsin, l’Indiana et l’Iowa, ainsi que dans les communes frontalières du Texas et de l’Arizona [4]. Au-delà, alors que, jusque dans les années 1980, les électeurs les plus hostiles à l’immigration et les plus en proie à un ressentiment visant les minorités non-blanches se répartissaient presque également entre les deux principaux partis, aujourd’hui, ils votent pour le parti républicain à une majorité écrasante [5].
Cette politisation de l’immigration – cette transformation de la question migratoire en enjeu électoral de premier plan, qui prend la forme d’un « retour de bâton » (backlash) – n’est pas la conséquence d’un échec de l’intégration des immigrés qui serait objectivement constatable. Dans les faits, l’intégration suit son cours, tant sur le plan linguistique que sur le plan économique [6]. Globalement, les taux de chômage des immigrés sont inférieurs à ceux des résidents nés sur le territoire national, alors qu’ils sont nettement supérieurs dans la plupart des pays ouest-européens. Ce retour de bâton est plutôt le résultat longtemps différé d’un écart persistant entre les préférences d’une majorité des électeurs pour une restriction de l’immigration légale et une répression accrue de l’immigration illégale et des politiques gouvernementales d’orientation opposée ou pour le moins ambivalentes.
Cet écart d’allure paradoxale s’explique en partie par le poids de la coalition d’intérêts organisés effectuant auprès du Congrès un lobbying efficace en faveur du maintien d’une politique d’immigration relativement ouverte. Ladite coalition comprend les employeurs des très nombreux secteurs de l’économie américaine dépendant de la main-d’œuvre immigrée (l’agriculture, mais aussi le bâtiment, l’industrie textile, le tourisme, l’informatique…), la plupart des syndicats, les associations de défense des droits des membres des minorités ethnoraciales, mais aussi la composante authentiquement libertariennedu parti républicain ou ce qu’il en reste, idéologiquement favorable à la libre circulation des facteurs de production (travail inclus), ainsi qu’un certain nombre d’associations religieuses chrétiennes hostiles à la remise en cause du regroupement familial. Les représentants des acteurs potentiellement désavantagés par la pression salariale induite par la concurrence de la main-d’œuvre immigrée, soit les travailleurs peu qualifiés et sans diplôme, eux, ne disposent pas d’une influence comparable sur le processus législatif. C’est là certainement l’une des causes du hiatus observé concernant l’immigration régulière [7].
Concernant l’immigration irrégulière, une autre cause, également de nature structurelle, est la fragmentation de l’appareil gouvernemental entre des segments poursuivant des objectifs distincts au détriment de la répression, laquelle exige un degré de coordination qui souvent fait défaut. À cet égard, l’action publique peut donc apparaître comme insuffisamment systématique, voire carrément incohérente. Par exemple, dans de nombreux États, comtés et municipalités, les hôpitaux publics sont juridiquement tenus de ne pas communiquer au Department of Homeland Security les informations qu’ils auraient éventuellement pu obtenir quant à l’illégalité de la présence de tel ou tel patient sur le sol américain. Il en va de même, à l’échelon fédéral, pour le Department of Labor lorsqu’il s’emploie à faire respecter la législation sur les salaires et le temps de travail. Idem pour de nombreux services de police, qui s’engagent à ne pas divulguer les données en question lorsqu’elles concernent des victimes ou des témoins d’infractions pénales. Souligner cet état de fait n’équivaut pas à dénoncer un scandale. Dans tous les cas, la politique menée poursuit un objectif raisonnable : éviter que la crainte de l’expulsion dissuade les immigrés en situation irrégulière de recourir à la protection ou au service fournis par l’entité administrative visée, au risque de rendre son action moins efficace de manière générale. Pour ne prendre qu’un exemple, toutes choses égales par ailleurs, si un certain nombre de témoins ou de victimes de crimes ou de délits s’abstiennent d’alerter les forces de l’ordre, la lutte contre la criminalité en pâtira. Il n’en demeure pas moins que, au regard de l’autre objectif qu’est la répression de l’immigration illégale, ces garanties de confidentialité sont bel et bien contre-productives.
Enfin, concernant l’immigration irrégulière encore, un autre obstacle structurel tient aux effets pervers de l’intensification de la répression des tentatives de franchissement non-autorisé de la frontière américano-mexicaine dans des limites prévisibles. Comme l’ont montré les travaux du sociologue Doug Massey et de son équipe, en pratique, cette répression accrue n’a jamais atteint le seuil de brutalité nécessaire pour exercer un réel effet dissuasif sur la démarche initiale. En revanche, elle a parfois suffi à dissuader les immigrés en situation irrégulière déjà présents sur le territoire américain de retraverser la frontière dans l’autre sens, au risque de ne plus pouvoir revenir aux États-Unis par la suite, étant donné l’augmentation du nombre de décès lors d’une tentative infructueuse, d’une part, celle des frais prélevés par les passeurs, d’autre part. En définitive, l’effet net de ces incitations mal calibrées semble bien avoir été un accroissement du nombre d’immigrés en situation irrégulière [8]. La politique répressive menée de manière ostentatoire, à grand renfort de déclarations fracassantes régulièrement battues en brèche par les statistiques, ne produit que l’illusion du contrôle. Une fois cette illusion dissipée, difficile d’échapper à la méfiance envers les discours gouvernementaux affichant une posture de fermeté dans ce domaine : méfiance qui est l’un des principaux ingrédients de l’hostilité aux élites ayant permis à un candidat populiste tenant les propos les plus extrémistes de rafler la mise.
Le vote des minorités ethnoraciales
La diversification de la population américaine, à court et moyen terme, ne saurait se traduire mécaniquement par des gains électoraux pour le parti démocrate, quand bien même ce parti continuerait à obtenir les suffrages d’une grande majorité des Noirs, des Hispaniques et des Asiatiques. En effet, la proportion des Hispaniques dans l’ensemble des individus en âge de voter, d’une part, citoyens des États-Unis, d’autre part – 14,7% – est nettement inférieure à leur pourcentage dans la population américaine. Leur poids électoral est aussi atténué par leur niveau d’éducation comparativement faible, facteur favorable à l’abstention ; à l’exception des élections présidentielles de 2008 et 2012 ayant vu la victoire de Barack Obama, il en va de même pour les Noirs. Enfin, les membres de ces deux minorités tendent à être concentrés dans des États qui sont des bastions républicains ou démocrates, tandis que les Blancs sont statistiquement surreprésentés dans les swing states.
À ces limites structurelles s’est toutefois ajouté en 2024 un déplacement des suffrages des électeurs non-Blancs vers le parti républicain, déplacement qui contraste avec la plus grande stabilité de la distribution des voix selon d’autres clivages, comme le fait de résider ou non dans une grande ville ou même le niveau de diplôme. D’après les estimations disponibles, en 2024, Donald Trump aurait obtenu les voix de 13% des électeurs noirs (contre 12% en 2020 et 8% en 2016), 39% des électeurs asiatiques (contre 34% en 2020 et 28% en 2016) et, surtout, 46% des électeurs hispaniques (contre 32% en 2020 et 28% en 2016). Dans ce dernier cas, la progression est particulièrement spectaculaire chez les électeurs les plus jeunes et de sexe masculin, le candidat républicain attirant même 55% des hommes hispaniques – un record. Manifestement, ces électeurs, qui appartiennent souvent à la deuxième ou à la troisième génération issue de l’immigration mexicaine, ne se sentent pas spécialement solidaires des nouveaux arrivants, souvent originaires d’Amérique centrale ou du Venezuela. Ils votent de plus en plus en fonction des mêmes considérations que les Américains blancs : inflation, fiscalité, valeurs religieuses se traduisant par un certain conservatisme en matière de mœurs et coût perçu de l’immigration irrégulière, en premier lieu.
Cette restructuration de l’électorat minoritaire au bénéfice de Donald Trump malgré ses discours racistes et xénophobes est pour partie à l’origine de l’ampleur de sa victoire. Trump a remporté la totalité des swing states (Pennsylvanie, Wisconsin, Michigan, Arizona, Nevada, Géorgie et Caroline du Nord), 312 grands électeurs (contre 226 pour Kamala Harris), et, d’après les dernières estimations, environ 50% des voix à l’échelle nationale, contre 48,2% à sa rivale. C’est la première fois qu’un candidat républicain obtiendrait la majorité du « vote populaire » depuis George W. Bush en 2004. Certes, on est loin du raz-de-marée qui avait vu en 1984 la victoire de Ronald Reagan contre Walter Mondale avec 58% des suffrages. Mais la situation est très différente de celle de 2016, qui avait vu la victoire revenir à Trump grâce à un écart de moins de 80 000 voix localisées dans trois États pivots (Pennsylvanie, Michigan et Wisconsin).
Ce résultat assez net et la capacité de Trump à attirer un plus grand nombre d’électeurs des minorités ont fait passer au second plan les manipulations électorales effectuées dans des États républicains comme le Texas, l’Alabama ou le Kentucky afin d’entraver la participation de ces électeurs ou de réduire l’impact de leur vote sur l’issue du scrutin, qu’il s’agisse du redécoupage orienté des circonscriptions (gerrymandering), de la fermeture sélective de bureaux de vote ou de l’exigence de présentation d’une pièce d’identité comprenant une photographie, sans parler de la privation de droits civiques pour les anciens prisonniers – dont près de la moitié sont noirs – dans des États comme la Floride [9]. Ces formes de discrimination indirecte mais intentionnelle, de fait avalisées par la Cour suprême dans les arrêts Shelby County v. Holder de 2013 [10] et Alexander v. South Carolina State Conference of the NAACP de 2024 [11], en l’occurrence, ne semblent guère avoir joué un rôle décisif.
La radicalisation du parti républicain quant à la question « raciale » est toutefois indiscutable et était perceptible bien avant l’apparition de l’homme d’affaires new-yorkais, depuis la captation par ce parti de l’électorat sudiste hostile à la déségrégation à partir des années soixante. Cela fait plusieurs décennies que, à l’exception de John McCain, les candidats républicains à l’élection présidentielle n’hésitent pas à émettre des signaux plus ou moins subtils adressés à la frange la plus raciste de l’électorat afin de recueillir ses suffrages [12]. Bon nombre d’élus républicains dans les deux assemblées fédérales ont aussi suivi le mouvement. L’évolution de l’usage du filibuster en témoigne [13]. Durant le mandat de Lyndon Johnson (1964-1968), les sénateurs républicains avaient eu recours à cet instrument 16 fois. Durant les deux mandats de Barack Obama (2008-2016), le filibuster a été utilisé plus de 500 fois. Le facteur racial n’y était pas pour rien, mais il demeurait largement tacite.
Trump, lui, rompt résolument avec ce racisme subliminal, avec ces formes de communication politique destinées à activer une hostilité latente, qui voient le locuteur user d’un vocabulaire codé pour évoquer des stéréotypes raciaux de manière implicite, compte tenu des normes circonscrivant l’ensemble des discours légitimes dans l’espace public [14]. Lorsqu’il ne s’agit pas d’éructations incontrôlées, la stratégie adoptée consiste au contraire à multiplier les propos ouvertement racistes afin de déclencher de la part des élites « libérales » au sens américain du terme un tir de barrage qui ne peut que conforter le statut de provocateur iconoclaste du futur président, lequel est l’une des clés de ses succès électoraux. Les exemples ne manquent pas : la diffamation de Barack Obama, accusé d’être né en dehors des États-Unis et d’avoir falsifié son extrait de naissance ; la stigmatisation de Kamala Harris comme imbécile incompétente ne devant son statut de candidate qu’à une discrimination positive honnie désormais rebaptisée « DEI » (pour « Diversity, Equity, and Inclusion ») ; la désignation des immigrés en situation irrégulière comme des « animaux » venant « empoisonner le sang du pays » et dont les « gènes » déficients les prédisposeraient à la criminalité, alors qu’en réalité ils sont statistiquement sous-représentés parmi les auteurs d’infractions autres que la transgression des règles d’installation sur le territoire américain ; l’affirmation surréaliste mais pernicieuse selon laquelle des immigrés haïtiens se nourriraient des chats et des chiens des habitants de la ville de Springfield dans l’Ohio… Rien de tout cela n’a suffi à empêcher un nombre croissant d’électeurs noirs, hispaniques et asiatiques d’accorder leurs suffrages au candidat républicain, comme si cette rhétorique outrancière leur semblait finalement secondaire.
Au sujet de l’évolution du vote noir en particulier, démocrate à 90% en moyenne depuis 1964, différentes hypothèses ont pu être avancées. La première est que l’« argument » de Donald Trump – pour une fois formulé à demi-mot, devant l’Association nationale des journalistes noirs en juillet 2024 – selon lequel Kamala Harris, étant d’origine à moitié indienne, ne serait pas authentiquement ou pleinement « noire » et ne se définirait comme telle qu’à des fins électorales aurait porté ses fruits – et ce même si Harris est diplômée d’une université « historiquement noire » (Howard) et si, d’après l’American Community Survey de 2022, 12% des Noirs américains s’auto-identifieraient désormais comme multiraciaux. Rappelons toutefois que des réserves similaires avaient été émises à l’égard de Barack Obama en 2008, ce qui ne l’avait pas empêché de remporter 95% du vote noir. Il est donc peu probable que ce facteur ait joué un rôle important, même si le fait que Harris, contrairement à Obama, soit marié à une personne blanche (ce qui n’est le cas que de 5,8% des femmes noires aux États-Unis, alors que 15,3% des hommes noirs ont pour épouse une femme blanche) [15] a pu contribuer à brouiller son image sur ce point. Une autre hypothèse met l’accent sur le facteur religieux : les Noirs affiliés à des courants protestants autres que baptiste ou méthodiste votent davantage républicain, et ces courants – la mouvance pentecôtiste notamment – sont en pleine ascension [16]. Une troisième hypothèse – la plus évidente –, mise en avant par Obama avant l’élection en des termes inhabituellement maladroits, a trait au machisme. Elle peut paraître confortée par l’ampleur du gender gap dans l’électorat noir et hispanique : en 2024, Trump a obtenu les suffrages de 21% des hommes noirs – mais de seulement 7% des femmes noires – et de 55% des hommes hispaniques – mais de seulement 38% des femmes hispaniques. Enfin, concernant la population noire, le gender gap peut aussi être lié au niveau d’éducation, dans la mesure où la proportion des hommes parmi les Noirs diplômés d’un établissement d’enseignement supérieur est décroissante depuis plusieurs décennies, surtout dans les établissements les plus sélectifs [17].
Certes, la question du rapport entre la « race » et le niveau d’éducation en tant que déterminants du comportement électoral est particulièrement complexe. Lors des élections présidentielles de 2016 et de 2020, la seconde variable – plus précisément, le fait d’être diplômé de l’enseignement supérieur – ne constituait un facteur explicatif du vote qu’au sein de la population blanche. Les différences entre les préférences des électeurs noirs et hispaniques diplômés et celles des électeurs noirs et hispaniques non diplômés exprimées dans les urnes étaient de faible ampleur. Qu’en est-il en 2024 ? Est-ce que la continuité prévaut sur ce point ? Ou bien est-ce que, au contraire, le niveau d’éducation tendrait désormais à constituer le déterminant premier du vote dans l’ensemble de la population américaine, y compris au sein des minorités ethnoraciales ? Il est trop tôt pour le dire, mais la question est d’importance. Dans la seconde hypothèse, en effet, comme le souligne l’historien Patrick Weil, les Démocrates auraient un intérêt électoral accru à faire de l’élévation du niveau d’éducation une priorité politique à l’échelle nationale.
Une intégration paradoxale ?
Quels enseignements tirer de ces résultats quelque peu étonnants quant à la position des Noirs et des Hispaniques dans la communauté politique américaine ? Un détour par l’examen d’un ouvrage ayant reçu un assez large écho aux États-Unis et consacré aux effets secondaires de la ségrégation offre peut-être des éléments de réponse.
On sait que, dans le cas des Noirs, la ségrégation résidentielle demeure à un niveau comparativement élevé : élevé par rapport à celle des autres minorités ethnoraciales sur le territoire américain, d’une part, par rapport à celle des minorités noires dans les pays européens, d’autre part [18]. Ce fait persistant ne peut pas s’expliquer par la migration internationale des membres de ce groupe, qui, aujourd’hui, sont nés aux États-Unis pour 90% d’entre eux. Il ne s’explique pas non plus par des dynamiques migratoires internes, l’exode des Noirs du Sud rural vers les centres urbains du Nord-Est et du Midwest ayant atteint son terme il y a plus d’un demi-siècle. Cette ségrégation ne se réduit pas davantage à un effet dérivé de la classe sociale : à revenus égaux, les Hispaniques, les Asiatiques et, bien sûr, les immigrés d’origine européenne sont nettement moins ségrégués que les Noirs [19]. Toutefois, depuis plusieurs décennies, la ségrégation résidentielle concernant ces derniers a décru, quoique de manière inégale : ce déclin est très limité dans les métropoles du Nord-Est et du Midwest comme New York, Chicago ou Detroit, où une plus grande proportion des biens fonciers est antérieure aux lois de 1968 et de 1974 prohibant la discrimination raciale dans l’accès au logement, d’une part, aux prêts bancaires, d’autre part [20] ; il est plus net dans le Sud et dans l’Ouest du pays, notamment à proximité des universités, des agences du gouvernement fédéral et des bases militaires, qui sont les trois principales institutions ayant mené des politiques de promotion de la mixité raciale de leur propre chef, après l’abandon de fait de cet objectif à l’échelle nationale [21].
Or, d’après l’ouvrage susvisé des politistes Ismail White et Chryl Laird, Steadfast Democrats [22], l’hyperségrégation des Noirs américains expliquerait largement leur surreprésentation massive parmi les électeurs démocrates, alors même qu’un tiers environ sont idéologiquement conservateurs et théoriquement plus proches des positions des Républicains – proportion encore supérieure concernant l’immigration et les questions de genre, voire l’avortement, parfois perçu comme étant délibérément promu par les pouvoirs publics afin de limiter l’augmentation de la population afro-américaine [23]. Dans cette perspective, le désajustement persistant entre le comportement électoral et les orientations politico-idéologiques ici évoqué serait un sous-produit de l’isolement : c’est au sein de la fraction la plus ségréguée du groupe que prévaudrait une pression sociale, une norme communautaire favorable au vote démocrate, tandis qu’à l’inverse, le décloisonnement des réseaux de sociabilité et l’accès à des espaces d’interaction racialement mixtes joueraient en faveur du vote républicain. Cette thèse stimulante sera-t-elle confirmée par un examen détaillé du vote noir en 2024 ? Si oui, est-elle également susceptible de contribuer à expliquer l’évolution du vote des électeurs hispaniques ? Les Noirs et les Hispaniques ayant accordé leurs suffrages à Donald Trump se caractérisent-ils aussi par leurs contacts plus fréquents et l’étendue de leurs échanges avec les membres du groupe majoritaire ? Si tel était le cas, aussi paradoxal que cela semble, la rupture constituée par l’élection de novembre 2024 apparaîtrait en partie comme un effet dérivé de l’intégration en cours des deux principales minorités ethnoraciales états-uniennes [24].