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Le 28 septembre 2024, le pape François déclarait devant des journalistes : « Un avortement est un homicide, les médecins qui font cela sont, si vous me permettez l’expression, des tueurs à gages ». Une telle déclaration s’inscrit dans une tradition théologique que l’on peut faire remonter aux Pères de l’Église, et qui ne propose pas de réflexion sur l’avortement en soi avant le XVIe siècle, le confondant souvent avec l’infanticide, le parricide, voire l’homicide en général. La réflexion de Laura Tatoueix sur l’histoire de l’avortement s’élabore, en premier lieu, à partir des conditions culturelles constituant le cadre des pratiques.
De fait, le pape passe sous silence les débats qui ont traversé l’Église. D’une part, théologiens et conciles, statuts synodaux et manuels de confesseurs, ont historiquement distingué fœtus inanimé et animé – c’est-à-dire doté d’une « âme » humaine. Seul l’homicide de ce dernier était considéré comme un crime. Si la limite de l’animation était arbitrairement, et en dehors de toute connaissance scientifique, fixée à 40 jours (alors même que manquait tout moyen de dater la conception), on voit qu’une prise en compte de ce distinguo, réévalué à la lumière des évolutions scientifiques, pourrait faire évoluer le discours de l’Église sans constituer un reniement total. Ceci étant, l’Église a toujours craint que la moindre concession apparaisse comme une possible légitimation de l’avortement, elle a donc oscillé entre acceptation et répression de plusieurs pratiques conciliatrices, que ce soit l’homicide de fœtus inanimés ou, pour les nouveau-nés vivants, la pratique d’un baptême ou d’un ondoiement supposés leur assurer au moins la vie éternelle et alléger le crime. D’autre part, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, la casuistique jésuite a introduit une réflexion sur les cas particuliers – notamment liés à la situation sociale ou médicale de la mère. Là encore, le pape fait fi de cette tradition – qui fut du reste stigmatisée dès sa formulation.
À côté de la théorie, il y a une pratique : selon l’Organisation mondiale de la santé, entre 39 000 et 47 000 femmes décèdent chaque année des suites d’une IVG non médicalisée. L’incertitude du chiffre souligne qu’encore aujourd’hui l’avortement relève du secret et demeure une pratique difficile à appréhender. Cette difficulté est plus forte encore pour les époques anciennes.
Une pratique innommable ?
Comment faire l’histoire d’une notion qui n’existe pour ainsi dire pas clairement aux yeux des hommes et des femmes du passé, qui ne la nomment pas comme nous ? Théologiens et juristes ne distinguent pas infanticide et avortement ; les femmes ne parlent presque jamais d’avortement, mais évoquent une volonté de « vider son fruit », « évacuer », voire (dans ce qui peut ressembler à une ignorance ou un déni de la grossesse) de « faire revenir les règles ». Et comment faire l’histoire d’une pratique dissimulée ? Une tradition historiographique a longtemps conclu à l’inexistence de l’avortement sous l’Ancien régime, considérant que l’absence de traces pouvait être comprise comme le signe d’un respect des dogmes religieux.
Si la démographie historique avait déjà conclu que la faiblesse des naissances illégitimes couplée à l’importance de la sexualité illégitime devait s’être traduite par l’usage des procédés contraceptifs et/ou abortifs, aucune étude française n’existait qui articulât sur ce sujet une histoire de la criminalité et une histoire du corps, une histoire de l’émergence d’une notion et celle d’une pratique [1]. C’est tout le mérite du livre de Laura Tatoueix que de nous convaincre qu’il est possible, sans téléologie, de traquer les formes sous lesquelles est pensé et vécu ce que nous appelons avortement, avant qu’il ne se dise comme tel. Innommable, la pratique n’en existe pas moins et les contemporain·e·s en étaient conscient·e·s. La rareté des cas judiciaires témoigne même d’une certaine tolérance sociale et (en dépit de la rigueur de la doctrine) d’une relative tolérance des institutions.
L’édit d’Henri II, ou l’intention présumée
Au-delà des définitions religieuses du péché d’avortement, l’ouvrage retrace l’évolution des normes juridiques laïques et de leur usage. Jamais traité en soi par la littérature juridique, le crime est amalgamé avec d’autres : crime d’encis perpétré contre une femme enceinte, crime d’empoisonnement, parricide, suppression de part (meurtre d’un enfant juste après la naissance – dénommé infanticide à partir de la fin du XVIIe siècle). La raison de cette absence de spécification semble liée à la difficulté de prouver le crime d’avortement et à le caractériser médicalement de manière à constituer ensuite une jurisprudence.
La vie judiciaire de l’avortement repose avant tout sur un édit de 1557 (réaffirmé en 1586 et 1708) qui organise la condamnation non pas d’homicides volontaires contre un fœtus (le plus souvent impossible à prouver), mais de femmes « réputées » homicides si leur enfant est mort et si elles ont caché leur accouchement et leur grossesse en omettant d’en faire la déclaration. L’édit se focalise sur les femmes enceintes elles-mêmes, excluant de la responsabilité principale les géniteurs, mais incluant avorteurs/trices (médecins, chirurgiens, apothicaires, matrones…). Sa mise en œuvre témoigne d’une sécularisation du droit, d’abord parce que l’absence de preuve de baptême, qui fait partie des critères de l’édit, semble n’avoir le plus souvent pas été évoquée en pratique, ensuite parce qu’il substitue à la distinction entre fœtus animé et animé une focalisation sur l’intention criminelle (présumée) quel que soit l’état du fœtus, enfin, parce qu’il fait de la suppression de part un cas royal (même si les officialités continuent de traiter certains cas de prêtres incriminés).
Une histoire des pratiques judiciaires
Dans la mesure où l’avortement n’est pas une catégorie judiciaire sous l’Ancien régime, il n’est repérable qu’en passant par les formes de criminalisation définies par l’édit d’Henri II (recel de grossesse et suppression de part). Laura Tatoueix travaille à partir de 50 procédures [2] : 38 sont menées au nom des dispositions de l’édit d’Henri II et prennent en charge de la même manière avortement et infanticide, quoique la question spécifique de l’avortement puisse surgir dans le procès, sans que sa réalité puisse cependant être prouvée.
Dans le cas d’enfants morts, mais nés à terme, l’infanticide peut être présumé, ou prouvé si le corps porte des marques claires. Dans le cas de fœtus qui ne sont pas nés à terme (fausse couche ou avortement), s’il n’y a pas eu de déclaration de grossesse, les femmes peuvent plaider que celle-ci aurait pu être faite dans le temps restant de la grossesse inachevée : la présomption est dès lors impossible (sauf aveu ou témoignage clair) et les experts sont impuissants à dire si le fœtus a vécu ou non. Si l’édit prévoit la peine de mort, en pratique les juges prononcent donc plutôt des élargissements ou suspendent le jugement par un « plus amplement informé » (avec ou sans mise en liberté, l’ouvrage ne le dit pas). Les femmes accusées sont des filles ou veuves n’ayant pas déclaré leur grossesse. L’avortement des femmes mariées n’existe pas pour la justice d’Ancien régime ; il n’y a crime d’avortement qu’associé à une transgression sexuelle.
Les archives ont surtout conservé la trace des accusations contre des femmes issues de milieux défavorisés. Leur grossesse est souvent issue d’une relation dissymétrique et/ou violente (le géniteur pouvant être le maître, le curé, le violeur), y compris des cas d’inceste. Par ailleurs, quelques procédures extraordinaires visent les avorteurs et avorteuses : issues des archives de la Bastille, et par la chambre de l’Arsenal dans le cadre de l’affaire des Poisons entre 1679 et 1682, elles y laissent des traces jusqu’en 1711. Elles dévoilent un recours à l’avortement qui traverse toutes les couches sociales et touche également parfois des femmes mariées, mais adultères.
Les innovations du second XVIIIe siècle
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’édit d’Henri II se trouve sous les feux conjoints de plusieurs critiques. On dénonce d’abord son inefficacité : ceux qui craignent la dépopulation s’inquiètent de ce qu’un édit censé dissuader les femmes de commettre un crime sur leur enfant né ou à naître s’accompagne de ce que l’on croit être une croissance des avortements et infanticides. Une réflexion sur les conditions sociales du crime permet d’essayer de comprendre les raisons poussant les femmes à l’acte : influencés par Beccaria et reprenant une réflexion déjà ouverte au XVIIe siècle par Pierre Bayle, des juristes réformateurs soulignent la part que prennent les représentations négatives portées sur les grossesses illégitimes dans des pratiques de l’avortement qui visent en conséquence à préserver l’honneur.
La redéfinition du crime est surtout influencée par le renouveau de la « médecine légale » (expression qui apparaît en 1777). À partir de 1732, on procède à l’ouverture des cadavres d’avortons. Si les expérimentations menées sur les corps ne permettent cependant pas de répondre à la question de savoir si un fœtus sorti avant terme a respiré et a donc peut-être été homicidé, la réflexion menée sur la viabilité du fœtus permet de distinguer avortement et infanticide. Dans le Code pénal de 1791, les deux notions sont traitées de manière distincte.
L’ouvrage adopte volontiers la perspective d’une histoire des idées, au risque d’écraser les divergences et conflits intellectuels liés à des positionnements sociaux et institutionnels précis, proposant une histoire quelque peu linéaire où l’on s’achemine régulièrement vers plus de sécularisation et de place faite aux sciences, plus d’empathie. Mais c’est dans l’articulation entre les procédures et les pratiques qu’il se révèle particulièrement efficace.
Au plus près des expériences féminines
Nous n’avons pas de sources à la première personne, susceptible de saisir l’expérience intime, y compris toutes les tentatives échouées et silencieuses. Les pratiques abortives (rarement mécaniques, souvent médicamenteuses voire magiques) sont surtout rarement efficaces : toutes les femmes qui ont tenté de provoquer un avortement sans y parvenir et sans laisser de trace restent donc hors des radars des archives judiciaires.
Celles-ci permettent néanmoins à l’autrice de saisir les causes de l’avortement. La principale est la préservation de l’honneur, tandis que la question du non-désir d’enfant, ou celle de la difficulté économique à l’accueillir, apparaissent mal. L. Tatoueix souligne également l’invisibilité, dans les sources, des prostituées, pourtant particulièrement exposées au risque de grossesses non désirées.
En creux, l’histoire des sexualités illégitimes dessine aussi celle de la limitation des fécondités légitimes, non pas par l’avortement, mais par des formes d’abstinence ou de retrait, impossibles aux femmes que l’on retrouve sur le banc des accusées pour suppression de part et qui sont marquées par des relations hiérarchiques. La nature de ces relations, la vulnérabilité à laquelle une grossesse illégitime expose les femmes, la nécessaire remise de soi à des avorteurs ou avorteuses (solidaires ou mercantiles), fait de l’avortement le point ultime d’une chaîne continue où le corps des femmes est malmené et largement soustrait à leur propre désir et contrôle. Certes, certaines femmes (surtout dans les milieux favorisés) peuvent être à l’origine de leur avortement, cela ne suffit pas à l’autrice pour approuver des lectures qui en font un espace d’agentivité. L’histoire de l’avortement relève plutôt de l’histoire du contrôle religieux, moral et masculin sur les corps féminins.
Laura Tatoueix, Défaire son fruit. Une histoire sociale de l’avortement en France à l’époque moderne, Paris, éditions de l’EHESS, coll. En temps & lieux, 2024, 392 p., 22,80 euros.