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Le siège de Leningrad (septembre 1941-janvier 1944) a resurgi récemment dans l’actualité, quand les tribunaux pétersbourgeois l’ont reconnu comme génocide (octobre 2022). Pourtant, en France, peu connaissent ce qui fut l’un des épisodes les plus déterminants de la Seconde Guerre mondiale. Deux mois et demi après l’invasion de l’URSS, lancée le 22 juin 1941 sous le nom d’« opération Barbarossa », les Allemands arrivent aux portes de Leningrad (ex-Saint-Pétersbourg), qui compte alors plus de trois millions d’habitants. Commence alors le siège de la septième plus grande ville du monde, qui durera deux ans et demi. La population composée essentiellement de civils – dont plus de 400 000 enfants – se retrouve sous les bombardements parfois quotidiens de l’ennemi et confrontée à des pénuries extrêmes qui l’obligent à vivre dans l’obscurité et le froid, avec pour seule nourriture une maigre ration de 125 grammes de pain par jour. Le quotidien des habitants est celui d’une lutte acharnée pour la survie. La famine décime la population et pousse certains à des actes désespérés, tels que le cannibalisme. Près d’un million de Léningradois périssent, ce qui fait du siège l’un des épisodes les plus meurtriers de la Seconde Guerre mondiale, menée en URSS avec une violence inouïe, expérience traumatique qui toucha chaque Soviétique.
Pourtant, cette catastrophe pour l’humanité fut convertie en épopée héroïque dès les événements, puis pendant toute la période soviétique. Le discours officiel, les livres d’histoire et les pratiques mémorielles en ont présenté une version tronquée, élevée au rang de légende, aseptisée, occultant l’ampleur de la famine, de la mortalité et des souffrances endurées par les assiégés. Après deux décennies de libéralisation au moment de la Perestroïka et de l’effondrement de l’URSS, le récit du siège connaît sous la présidence de Vladimir Poutine un reflux considérable vers une histoire glorieuse et sacrée.
De la version stalinienne à la « décanonisation »
Dès les événements, le blocus de Leningrad n’est pas présenté comme une histoire de famine ; le mot lui-même n’apparaît presque pas dans les médias, supplanté par des euphémismes tels que « difficultés », « privations »), ni même de siège (on préfère parler de la « défense de Leningrad »), mais de résistance, d’héroïsme, de bravoure. L’enjeu est de ne surtout pas remettre en cause la responsabilité du pouvoir dans sa capacité à protéger ses citoyens et à avoir anticipé la catastrophe. Les Léningradois sont présentés comme des surhommes, aux vertus exemplaires, à la loyauté inébranlable, doués d’une force d’abnégation infaillible. La veille de la prise de Berlin, Leningrad acquiert le statut de « ville-héros » – au même titre qu’Odessa, Sébastopol, Stalingrad, et huit autres villes encore par la suite.
Au lendemain de la victoire, à l’époque du stalinisme triomphant, les épisodes tragiques de la « Grande Guerre patriotique », comme le siège de Leningrad, font tache dans le contexte de glorification de ce qui est alors présenté comme un exploit national qui décuple le prestige du régime stalinien sur la scène internationale [1]. Sous Khrouchtchev, une légère érosion du mythe de la guerre et du siège s’opère : il est désormais possible de dire que les Léningradois n’ont pas seulement combattu, mais qu’ils ont aussi massivement souffert, de la faim en particulier. Cependant, c’est héroïquement qu’ils auraient souffert, sans une plainte, et sans déserter leur poste, chacun d’entre eux devant avoir contribué à la victoire sur le nazisme.
Sous Brejnev, la glorification de la « Grande Guerre patriotique » prend des proportions hors norme et se mue en un véritable culte. Il laisse hors champ le coût exorbitant que l’URSS eut à payer (27 millions de morts, dont plus de la moitié de civils). L’héroïsation du blocus monte alors en puissance. Le siège devient un symbole de la grandeur du pays et du patriotisme de ses citoyens. Cette déformation passe par une forte militarisation des assiégés eux-mêmes, qui ne sont jamais reconnus comme des victimes, mais présentés comme des héros et de vaillants défenseurs. Les monuments édifiés montrent des figures guerrières, le visage inspiré par le sens du devoir, à l’opposé des êtres squelettiques et désespérés qui peuplaient la ville assiégée. Ainsi, les horreurs du blocus restèrent cantonnées à la mémoire privée des survivants du blocus durant de longues décennies.
La Perestroïka met fin à quarante ans de censure qui expurgeait les textes paraissant sur le siège de toute référence aux aspects sombres et au coût de la résistance de Leningrad. La parole se libère, des témoignages sont publiés, des versions discordantes sur le siège de Leningrad, inimaginables quelques années auparavant, émergent dans le discours public. L’ouverture des archives lève le voile sur l’ampleur de la catastrophe. Ces avancées s’inscrivent dans une dynamique plus large de relecture de la Seconde Guerre mondiale en Russie, qui permet de se pencher enfin sur ses aspects les plus tabous (collaboration, pacte Molotov-Ribbentrop, massacre de Katyn…). Des centaines de journaux personnels sont mis au jour, qui donnent à voir une facette insoupçonnée du siège de Leningrad, très éloignée du paradigme héroïque : l’emprise de la faim dans toutes les sphères de l’existence, le délitement des relations sociales, les injustices et les inégalités régissant l’accès à la nourriture et à l’évacuation, la permanence des répressions staliniennes, les cas extrêmes de vols et de nécrophagie, la reconfiguration des normes éthiques, le mécontentement de la population à l’égard du pouvoir, l’envahissement des cadavres dans le quotidien des assiégés.
C’est donc toute la tragédie de l’expérience du siège, brute et crue, qui se dévoile au tournant des années 1990. La composante héroïque et patriotique du blocus de Leningrad ternit, ce qu’expriment ces propos du réalisateur russe Aleksandr Sokourov, qui auraient été impensables quelques décennies auparavant : « Comment conçois-je le siège ? Comme un cauchemar, une passoire diabolique à travers laquelle les gens ont été forcés de passer [2]. » Ainsi, dans les années 2000, il semble improbable que l’on en revienne un jour à l’héroïsation de ce qui apparaît désormais comme une « histoire tragique et cruelle » selon les mots prononcés par Daniil Granin, écrivain pétersbourgeois et survivant du blocus, au Bundestag en janvier 2014.
Les années Poutine : réactiver le culte de la victoire
Pourtant, le mythe de Leningrad se trouve réactivé dans la Russie poutinienne. Bien que l’on dispose désormais de l’essentiel des sources historiques, la période reste chargée d’images remontant à l’époque stalinienne. Cela s’explique en grande partie par les nouveaux enjeux de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Russie. Après avoir été négligé dans les années 1990, le culte de la « Grande Guerre patriotique » réapparaît d’abord timidement sous Boris Eltsine. Celui-ci rétablit la parade du 9 mai sur la place Rouge, supprimée par Mikhaïl Gorbatchev, et inclut cette date dans une liste de « jours de gloire militaire de la Russie » comprenant également le 27 janvier, jour de la levée du siège de Leningrad. Puis, la célébration de la « Grande Guerre patriotique » est restaurée en grande pompe par Vladimir Poutine à partir du 60e anniversaire de la Victoire.
La dynamique est donc inverse à la tendance actuelle du monde occidental, celle d’une désacralisation des héros, d’unedécanonisation, selon laquelle la valorisation de l’esprit guerrier serait de mauvais ton et « comme un signe par excellence de régression politique [3] ». En Russie, face au vide idéologique laissé par l’effondrement du communisme et après le chaos des années 1990, la guerre de 1941-1945, mythifiée, sacralisée, redevient, comme sous le régime soviétique, un facteur d’unité d’une nation au passé déchiré, un objet de fierté – voire de nostalgie – à même de mobiliser les élans patriotiques. Le culte de la victoire prend de telles proportions dans la Russie poutinienne qu’il existe même, en russe, un néologisme pour qualifier le rapport frénétique aux festivités du 9 mai : le terme de « pobedobesie [4] », qui pourrait se traduire par « l’hystérie de la Victoire » ou « victoiromania », tout en évoquant instantanément le terme « mrakobesie », l’obscurantisme.
En conséquence, en dépit des avancées historiographiques, l’histoire de la guerre dans son ensemble, et du siège en particulier, subit un reflux considérable. Il se manifeste dans un premier temps, au cours des années 2010, par la multiplication des polémiques qui montrent à quel point le siège de Leningrad redevient un sujet sensible agitant les sphères médiatique, sociale, académique et politique. Le premier scandale éclate en janvier 2014, autour de la question du coût de la défense de Leningrad. La chaîne de télévision indépendante Dojd sonde le public : « Leningrad aurait-il dû capituler afin de sauver des centaines de milliers de vies ? », à l’exemple de Moscou livré désert à Napoléon en 1812. Or, le simple fait de poser publiquement cette question – « non patriotique » et « offensante » – suscite un véritable tollé, certains (au gouvernement, à l’Assemblée) dénonçant une « provocation » « inadmissible », allant « au-delà d’une violation de la loi », voire une « tentative de réhabiliter le nazisme » pouvant être assimilée à un « crime » et à du « fascisme » [5]. La chaîne présente ses excuses, ce qui ne l’empêche pas de frôler la suspension.
La faute est plus grave encore si l’infraction au paradigme héroïque vient d’un étranger. En témoignent les vives réactions déclenchées par la parution en 2017 aux presses de Harvard de l’ouvrage d’Alexis Peri, The War Within, consacré par l’historienne américaine aux journaux personnels des Léningradois assiégés. Par cette étude (fouillée et irréprochable), l’autrice est accusée de déshéroïser le siège ; un député de la Douma y voit une justification du fascisme et appelle à interdire le livre au même titre que Mein Kampf [6]. Quasi annuelles, ces polémiques montrent qu’une approche dépassionnée et désidéologisée du siège de Leningrad est presque impossible. Les termes de « sacrilège » ou de « blasphème » employés à l’encontre de ceux qui en proposent une version sans fard ne sont pas rares, et montrent à quel point il s’agit d’une histoire sacrée, au sens religieux du terme – ce qui n’est pas sans rappeler l’époque soviétique, quand Brejnev accusait Soljenitsyne de « profaner la mémoire des victimes de la Grande Guerre patriotique » [7]. Le souvenir de Leningrad, comme de la guerre dans son ensemble, reste très vif – à vif, même – recelant une dimension traumatique qui n’a pu longtemps s’exprimer.
Le retour de l’héroïsation
Ces crispations témoignent également de la pérennité de l’héroïsation pour sublimer l’histoire d’une catastrophe, perceptible de la part d’acteurs variés, aussi bien politiques que patrimoniaux, et même historiens.
C’est ainsi que la gerbe déposée au cimetière-mémorial Piskarev par différents ministres de l’État russe aux dates-anniversaire du siège est adressée invariablement aux « défenseurs héroïques de Leningrad », ravivant la formule type de l’époque stalinienne qui militarise les civils. Il est également éloquent que le musée de la Défense et du Siège de Leningrad soit passé, à la toute fin des années 2010, sous la tutelle du ministère de la Défense. Le visiteur y est accueilli par une galerie d’immenses portraits de généraux et de maréchaux. Le thème de la famine pendant le siège n’occupe guère dans la scénographie plus de place que celui de la culture ou des opérations militaires. Du reste, c’est à coup de parades et de fanfares militaires que sont commémorées les grandes dates du siège de Leningrad.
Un autre exemple symptomatique de ce retour à la rhétorique soviétique se trouve dans le livret actuel du Monument aux Défenseurs Héroïques (édifié en 1975, en plein culte de la Victoire), totalement anachronique par rapport aux avancées historiographiques et aux témoignages : le siège y est décrit, non comme une histoire traumatique, mais comme « un symbole du courage et de l’amour sacré du peuple pour sa patrie ». Aucune mention n’est faite de la mortalité et seule une brève allusion évoque la famine ; le mémorial serait quant à lui « l’incarnation symbolique de l’exploit des défenseurs de Leningrad » et un « hommage aux héros ». Seule différence sensible avec l’époque soviétique, les références au rôle irréprochable du Parti ont disparu.
Dans la mémorialisation, rien n’a changé : contrairement à la tendance occidentale de patrimonialisation, qui favorise des monuments exprimant les souffrances de guerre, celle qui prévaut en Russie reste d’essence héroïque, refusant la perspective des victimes. Aucun monument ne reflète l’expérience traumatique du siège, découverte à travers les innombrables témoignages. Le seul projet qui entendait figurer les tourments de la famine a été refusé. Le siège de Leningrad attend toujours son monument aux assiégés décharnés ou au pain – élevé au rang d’une véritable divinité.
La permanence du modèle héroïque s’observe non seulement dans le discours officiel et les pratiques mémorielles, mais aussi de la part d’historiens sérieux qui semblent avoir intégré cette rhétorique. Par exemple, dans le « livre de la mémoire » précédemment évoqué, les rédacteurs font des assiégés des « héros ayant donné leur vie au nom de la Victoire, du futur de leurs enfants, de leur ville invincible et de leur grand pays [8] ». Un autre historien, spécialiste reconnu du siège de Leningrad, justifie la permanence du paradigme héroïque par une sorte d’argument moral suprême : « Personnen’a le droit de mettre en doute l’exploit des Léningradois en posant la question : “Au nom de quoi toutes ces victimes étaient-elles nécessaires ?” C’est au nom de l’amour pour la Patrie et de la victoire sur le fascisme [9] ». Emblématique, cette vision reflète parfaitement le processus observé en URSS puis dans la Russie poutinienne, où la mémoire de la guerre a non seulement été « remplacée par la mémoire de la Victoire », mais une « mémoire de la Victoire sans le prix de la Victoire », comme le formulait Arseni Roginski, cofondateur de l’ONG Memorial, dédiée à la défense des droits de l’homme et à la préservation de la mémoire des victimes du pouvoir soviétique (et liquidée par Poutine en décembre 2021) [10].
Une histoire codifiée par le pouvoir
Par son ingérence, le pouvoir russe actuel influe considérablement sur le savoir produit à propos du passé russo-soviétique (et tout particulièrement de la guerre), à travers la mise en place d’une véritable « politique historique » renforcée ces dernières années, et devenue une obsession pour l’équipe présidentielle. La nécessité de protéger « la vérité historique » a d’ailleurs été inscrite dans la nouvelle constitution de 2020. Elle passe par la fabrication d’une certaine image du passé à travers le prisme de l’héroïsme et du patriotisme, et par la mise au rebut de toute version alternative. Ce ne sont pas les faits qui priment, mais la fierté que l’histoire du pays est censée susciter. L’ex-ministre de la Culture Vladimir Medinski, désormais proche conseiller de Poutine pour les questions historiques, résume parfaitement l’esprit de la loi et du pouvoir actuels : « Si vous aimez votre patrie, votre peuple, l’histoire que vous écrirez sera toujours positive [11]. » Il explique que les « mythes » peuvent être considérés comme des « faits », et qu’en ce sens, ils sont indiscutables. Il existerait, en somme, une sorte de supra-vérité historique, en adéquation avec l’agenda idéologique, surpassant la notion d’objectivité et d’investigation.
L’enjeu de cette politique historique, conçue comme une « lutte » [12], est de taille. Selon la ligne générale, tout réexamen du passé menacerait la sécurité de la Fédération de Russie et la stabilité internationale. Loin de s’en tenir aux discours, cette politique s’appuie sur un arsenal législatif adopté ces quinze dernières années [13], résultant en de fortes pressions pouvant aller jusqu’à la condamnation des pseudo « falsificateurs ». Désormais, la loi garantit donc l’inviolabilité du mythe et s’en prend au « révisionnisme historique » qui « ternit l’exploit du peuple soviétique » et sanctionne tout ce qui est perçu comme une offense à l’égard des vétérans. La guerre doit rester un événement positif, délesté de ses aspects les plus sombres –captivité, travail forcé, famine chronique, pénuries, exactions, répressions, etc.
En conséquence, si la mémoire tragique de la guerre n’est plus interdite (comme, dans une certaine mesure, à l’époque soviétique), il devient risqué de se pencher sur ses aspects sensibles (pacte germano-soviétique, collaboration, permanence des répressions staliniennes), ou de mettre à mal le récit canonique du siège de Leningrad. C’est ainsi qu’en mai 2022, un simple citoyen, architecte de profession, a été condamné à une amende de deux millions de roubles (environ 21 000 €) pour « réhabilitation du nazisme », ayant reproché à Staline dans un message sur Telegram d’avoir « abandonné » Leningrad durant la guerre, et ayant pointé la responsabilité du pouvoir soviétique dans le déclenchement du conflit. Pour le tribunal, de telles considérations allaient à l’encontre du « paradigme scientifique de la Grande Guerre patriotique dans l’historiographie russe » et constituaient « des tentatives de diffamation [14] ».
L’histoire au service de l’éducation militaro-patriotique
Dans ce contexte, l’histoire du siège de Leningrad n’a pas vocation à être étudiée et présentée de façon objective et factuelle. Sa visée est utilitaire et exemplaire, pour contribuer à l’éducation militaro-patriotique de la jeunesse russe – autre marotte poutinienne. Les instructions données pour l’enseignement en terminale de ce qui est appelé une « épopée héroïque et tragique » préconisent ainsi de la présenter comme un « exemple de patriotisme et de résistance dévouée ». L’accent doit être mis sur les efforts du pouvoir pour assurer la défense de la ville, sur la vie culturelle et sur les valeurs morales dans la ville assiégée, pour « insuffler aux élèves compassion, admiration et fierté pour le peuple qui a su faire preuve d’endurance et de courage ». Dans toutes les consignes, les mots « famine », « mort » ou « mortalité » sont absents [15]. On en revient à l’interprétation soviétique des événements, comme si les apports des archives et des témoignages n’avaient modifié qu’à la marge nos représentations.
C’est que la mission de l’histoire dans son ensemble est d’inculquer à l’écolier l’amour de son pays et la fierté vis-à-vis d’un passé héroïque. Depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, les « leçons de courage et de patriotisme » (appelées « Conversations sur ce qui est important ») sont devenues obligatoires et ont lieu tous les lundis, du CP à la Terminale, juste après l’hymne et la levée de drapeau (introduits au même moment). Les cours sur la « Grande Guerre patriotique » décrivent une société soviétique idéalisée où règnent entraide, cohésion et civisme. Ils incitent les jeunes Russes à se percevoir comme un « peuple-vainqueur », et à être prêts à se sacrifier avec la même dévotion et la même bravoure que leurs aïeux. Or, la place de l’enseignement est plus fondamentale que jamais, après la disparition des deux générations des survivants du blocus, et une partie de la population n’étant pas originaire de la ville.
Il reste à voir dans quelle mesure la politique historique influence les représentations des élèves. Une enquête que j’ai menée dans une classe pétersbourgeoise en septembre 2018 [16] a révélé que les adolescents n’associent pas du tout le siège de Leningrad à un événement héroïque. Quand j’ai demandé à chacun le premier mot que leur évoquait le siège, voici ceux qui sont ressortis (liste exhaustive) : famine (à plusieurs reprises), peur, larmes, peine, horreur, souffrances, mort, froid, pertes, enfants morts, survie. Seul le dernier de ces termes est chargé d’une connotation positive – bien que relative. De façon symptomatique, tous sont liés à l’expérience civile, émotionnelle et douloureuse. Malgré le martèlement militaro-héroïque, il était encore possible, il y a six ans, d’y être imperméable [17]. Qu’en est-il aujourd’hui, alors que la propagande s’est considérablement intensifiée depuis l’invasion de l’Ukraine ? Malheureusement, l’enquête de terrain n’est plus possible et toute évaluation est difficilement envisageable.
Instrumentalisation et paradoxes du « génocide »
Comme à l’époque soviétique, on en revient à une instrumentalisation de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, aussi bien en politique intérieure que dans les affaires étrangères. Renforcée dès l’annexion de la Crimée en 2014, elle a pris des proportions considérables avec l’invasion de l’Ukraine en 2022. Chaque discours de Vladimir Poutine invoque la « Grande Guerre patriotique », tant pour convaincre les Russes du rôle positif d’un État fort que pour promouvoir la vision d’un grand pays capable de rester puissant dans l’adversité. Les festivités du 9 mai et les discours prononcés à cette occasion montrent à quel point le souvenir de la Seconde Guerre mondiale ne semble qu’un prétexte à une rhétorique belliciste sur le présent, légitimant l’invasion de l’Ukraine en établissant une continuité dans la « lutte contre le nazisme » [18]. Les lois mémorielles, en particulier celles contre la « réhabilitation du nazisme », sont allègrement utilisées contre les opposants au régime et à la guerre.
Plus forte que jamais, la politisation de cette mémoire n’épargne donc pas le siège de Leningrad. La reconnaissance soudaine de celui-ci comme génocide, crime contre l’humanité et crime de guerre à l’automne 2022, huit décennies après les événements (et sur la demande du bureau du procureur de Saint-Pétersbourg), n’est certainement pas anodine, dans la guerre mémorielle qui se joue entre la Russie et le monde occidental. Cette décision intervient juste avant la reconnaissance officielle, par la Douma, du « génocide commis à l’encontre du peuple soviétique par les nazis et leurs alliés lors de la Grande Guerre patriotique » (22 mars 2023).
Cette qualification récente, qui n’a guère été débattue dans le monde occidental, est étroitement liée à l’actualité : le jour de la commémoration du génocide (19 avril) est l’occasion de démontrer « l’unité de la société russe dans la condamnation et le rejet de l’idéologie nazie » [19]. Sur le site de la Douma, la page consacrée au « génocide du peuple soviétique » inscrit cette reconnaissance dans le cadre de la lutte contre l’instrumentalisation de la mémoire de la guerre à des fins géopolitiques. Elle avertit que « l’histoire de la Russie est pleine de pages héroïques, et tout agresseur a toujours reçu une réponse digne, quelle que soit la puissance des armées multinationales qui ont conquis la quasi-totalité de l’Europe avant d’attaquer notre patrie [20] ». De plus, en mettant l’accent sur les violences endurées par les civils soviétiques pendant la guerre, la qualification de « génocide » semble servir l’idée que la dette de l’Occident face à l’incommensurable tribut payé par l’URSS – qui semble toutefois réduite à sa composante russe – sur l’autel de la libération de l’Europe conférerait certains droits teintés d’impérialisme (comme des prérogatives sur ce qui serait la « sphère d’influence » de la Russie). Ainsi, cette question jusqu’alors essentiellement idéologique se voit déplacée sur le plan juridique, dans l’héritage du tribunal de Nuremberg de 1945.
Au-delà de l’instrumentalisation, cette reconnaissance juridique emporte pourtant des conséquences historiographiques inattendues, rendues nécessaires par le dépassement d’un certain paradoxe entre, d’un côté, héroïsation et minoration des horreurs vécues pendant le siège, et de l’autre le terme de génocide, crime de masse supposant des pertes humaines hors norme. On assiste donc, depuis peu à un retournement : si le siège de Leningrad, dans les manuels scolaires recommandés par le ministère de l’Éducation nationale dans les années 2000-2010, était minimisé, réduit à une version stalinienne occultant l’ampleur de la faim et de la mortalité, et noyé sous la terminologie héroïsante, le manuel d’histoire unique introduit en Russie en 2023 (par ailleurs sidérant par la révision de l’histoire russe qu’il opère) présente le siège de façon plus objective et équilibrée. Quant au nombre de victimes du siège de Leningrad, intouchable à l’époque soviétique après avoir été fixé à 650 000 par le tribunal de Nuremberg, il a été officiellement revu à la hausse et porté à 1 093 842.
Enfin, un monument grandiose aux victimes du « génocide » vient d’être érigé dans la région de Leningrad pour les 81 ans de la levée du siège (27 janvier, date partagée par la commémoration des victimes de la Shoah, totalement diluée en Russie). Tranchant avec les pratiques habituelles, il met en scène des figures civiles meurtries, femmes, enfants et personnes âgées. Lors de son inauguration par Vladimir Poutine en personne, celui-ci a promis d’achever victorieusement l’éradication du « nazisme »… Assiste-t-on à une nouvelle inflexion, un tournant consistant à passer du paradigme héroïque à la posture de la victime ? Il est trop tôt pour savoir si ce qui pourrait être une nouvelle orientation permettra aux historiens et aux pratiques mémorielles de désacraliser cette histoire.
Sarah Gruszka a publié Le siège de Leningrad. Septembre 1941-Janvier 1944, Tallandier 2024.
Le siège que subit Leningrad (ex Saint-Pétersbourg) durant près de 900 jours (1941-1944) par les Allemands et leurs alliés est l’un des épisodes les plus sombres de la Seconde Guerre mondiale. Les nazis y appliquent une politique d’anéantissement, qui fait au moins 1,8 million de victimes, dont la moitié de civils. Les assiégés se trouvent confrontés non seulement à la barbarie nazie, avec ses bombardements quotidiens, mais aussi à l’environnement coercitif du régime stalinien. Leur lutte pour la survie se fait sous le pilonnage constant de l’artillerie ennemie, dans des conditions de famine extrême, de soif, de ténèbres et d’isolement.
Longtemps censuré par la propagande soviétique mais encore mythifié dans la Russie poutinienne qui en fait une fresque héroïque, cet épisode tragique est très révélateur des tensions qui entourent la mémoire de la guerre en Russie. Sarah Gruszka, qui y a consacré une thèse monumentale, nous offre une approche inédite : outre les événements militaires et les questions stratégiques de ce siège meurtrier, elle analyse, à partir de journaux intimes, la vie, les émotions, les difficultés et les espoirs des assiégés eux-mêmes.