L’européisme précurseur d’Ortega y Gasset

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Sur le plan philosophique, on fait aisément remonter la genèse de l’Union européenne aux Lumières, et en particulier aux réflexions de Kant, dont on a fêté en avril le 300e anniversaire de la naissance. Il reste que Robert Schuman, Jean Monnet, Konrad Adenauer ou encore Alcide de Gasperi sont considérés comme les pères fondateurs de l’Europe communautaire. Le travail des juristes qui les ont secondés dans cette entreprise de pacification régionale et de relèvement économique a été finement exploré [1]. Or, entre les années 1910 et 1950, il est un intellectuel espagnol qui a aussi joué un rôle précurseur, mais ignoré, dans la défense de l’idée confédérale, en justifiant notamment l’existence d’une irréductible communauté de destin née de la longue histoire partagée des nations européennes.

Surtout connu pour son ouvrage La Révolte des masses (1929) [2], José Ortega y Gasset (1883-1955) est un touche-à-tout à la culture encyclopédique. Tour à tour éditorialiste, journaliste, historien, pédagogue, traducteur, critique littéraire, expert artistique et, par-dessus tout, philosophe politique, il a été l’interlocuteur des plus grandes sommités de son époque, d’Albert Einstein à Martin Heidegger, en passant par Marie Curie, Henri Bergson, Jean Piaget ou Le Corbusier. Admiré par André Malraux, il fut également encensé par Albert Camus – qui l’a présenté lors d’une conférence à Athènes en avril 1955 comme le plus grand écrivain européen depuis Nietzsche, et honoré par Raymond Aron – qui a vu en lui « le maître de la pensée espagnole » [3]. Dernièrement encore, il a été considéré par Mario Vargas Llosa comme le « penseur le plus lumineux et cohérent qu’ait donné l’Espagne dans toute son histoire à la culture laïque et démocratique ».

En dépit d’une aura internationale jamais démentie [4], José Ortega y Gasset a été très peu étudié en France, où il a pourtant trouvé refuge lors de la guerre civile (1936-1939) [5]. Tout le mérite revient ainsi à Béatrice Fonck, professeure de civilisation espagnole à l’Institut catholique de Paris, de nous offrir cette riche monographie sur l’un des philosophes libéraux les plus influents de la première moitié du XXe siècle [6]. Malgré le suicide du continent dans les tranchées, les replis isolationnistes des années 1920, l’ascension inéluctable des totalitarismes durant la décennie suivante et le traumatisme des exterminations de masse, Ortega y Gasset n’a cessé de croire au destin « ultranational » – selon son vocabulaire – des anciens pays ennemis d’Europe occidentale. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il enchaîne les conférences régionales, où il promeut le nécessaire dépassement des ardeurs guerrières autour d’un humanisme libéral, hérité d’une histoire intellectuelle commune.

Un érudit libéral, germanophile et « acatholique »

« Né sur une rotative » comme il se plaît à l’affirmer, José Ortega y Gasset (prononcé « gassèt’  ») grandit à Madrid dans une famille de la grande bourgeoisie libérale et francophile, liée au milieu de la presse. Son père dirige le quotidien El Imparcial, fondé par le grand-père maternel.Son oncle est plusieurs fois ministre. Élève brillant, il se forme chez les jésuites à Malaga, où son père, futur député, le prédestine à une carrière d’avocat. Mais écourtant ses études de droit à l’université de Deusto (Bilbao), il poursuit en philosophie à l’Université d’État de Madrid, où il soutient in fine une thèse d’histoire sur « Les terreurs de l’an mil » (1904). Inspiré par le romantisme de Jules Michelet, il a dévoré la littérature française, et a également exprimé une dette intellectuelle envers les penseurs libéraux-conservateurs du XIXe siècle, en particulier Renan, Royer-Collard, Tocqueville et Guizot. Toutefois, l’auteur français qu’il a le plus valorisé reste Descartes, qui représentait à ses yeux « le plus grand génie de l’Occident » (p. 69) et auquel il a décerné la « paternité de la pensée moderne » (p. 301). Au tournant du siècle, sa francophilie adolescente se double d’une germanophilie universitaire. Durant la seconde moitié des années 1900, il multiplie les séjours académiques en Allemagne, où il se familiarise avec le néokantisme (qui veut que la philosophie tienne de la science).

Ce rationalisme chevillé au corps se manifeste dans son éclectisme multidisciplinaire d’une part, mais aussi et surtout dans le projet de société qu’il cultive d’autre part. Sensible à la cause républicaine, il estime qu’il faut renforcer l’éducation générale des Espagnols, ainsi qu’affûter l’expertise des élites, conductrices éclairées du destin de la Nation [7]. Reprenant à son compte les critiques formulées par la « génération de 1898 » [8], il considère que son peuple doit s’élever à la culture scientifique européenne, en s’alignant notamment sur la rigueur des Allemands. Dans les revues qu’il a fondées, en particulier La Revista del Occidente (toujours publiée), comme dans les différents cercles de réflexion qu’il préside, il se donne pour mot d’ordre de vulgariser les connaissances les plus pointues, dans tous les domaines du savoir. Ainsi invite-t-il à Madrid les intellectuels et écrivains les plus en vue de leur temps, tels qu’Einstein, Keynes, Curie, H. G. Wells, Blaise Cendrars ou Paul Valéry qu’il publie en espagnol, de même qu’il traduit de l’allemand Freud ou Spengler.

Présenté comme un « éveilleur d’idées » (p. 41), il est autant salué pour ses talents d’orateur hors pair, son vocabulaire ciselé et sa plume élégante, que critiqué pour son snobisme qualifié d’« aristocratisme maniéré » (p. 30) ou encore de « señorisme méprisant » (p. 294). Reconnu jusque par ses détracteurs pour son éthique personnelle inébranlable, il se refuse par exemple à compromettre ses sources ou à prendre des positions qui ne soient scrupuleusement informées. Cette posture intransigeante, assimilable à la « neutralité axiologique » chère à Max Weber, lui vaut des inimitiés tenaces. Outre sa réticence à prendre ouvertement le parti des alliés durant la Première Guerre mondiale, la gauche lui reproche notamment son absence de condamnation politique du franquisme, alors que ses fils se sont engagés dans les rangs nationalistes. À droite, on vitupère son irréductible laïcisme et son donjuanisme frivole. Par indépendance d’esprit, il a toujours refusé de se marier religieusement, se déclarant qui plus est « acatholique ».

Entre européanisation de l’Espagne et espagnisation de l’Europe

En 1922, Ortega publie L’Espagne invertébrée, son premier succès éditorial. Il y décrit un pays malade de ses divisions territoriales et frappé d’archaïsme. Le wagon du progrès ne pourra être pris que sous l’impulsion d’une aristocratie de l’esprit, cosmopolite et éclairée, dont il se veut le héraut. Mais si l’Europe est le modèle, l’Espagne peut aussi être inspiratrice.

Car rongé par la crainte du déclin [9], le continent traverse alors une crise existentielle qu’Ortega se refuse à admettre. Pour lui, le véritable déclin ne réside que dans l’utopie révolutionnaire. À ses yeux, la Révolution française a vécu et le bolchevisme fera long feu.

Vue comme le « promontoire spirituel » ou la « proue de l’âme continentale » (p. 17), l’Espagne n’a pas eu le temps d’entrer en décadence, dès lors qu’elle n’a jamais vraiment connu d’apogée, en « l’absence des meilleurs » (p. 229). Marquée en particulier par une vie rurale immuable et la préservation de traditions ancestrales, l’Andalousie incarne un contre-exemple aux théories cycliques d’un Hegel ou d’un Spengler. Or, par-delà l’immobilisme apparent, cet « idéal végétatif » souligne plutôt une capacité d’adaptation riche d’enseignements. Bien que vues comme indifférentes au progrès ou hermétiques au changement, certaines régions espagnoles déshéritées ont su puiser en elles-mêmes, et dans leur environnement, les nutriments de leur propre survivance. Cette résilience suppose que le progrès – si incrémental soit-il – est toujours envisageable. Aussi l’Espagne peut-elle s’avérer régénératrice et sa culture érigée « en réserve spirituelle de l’Europe » (p. 239). De surcroît, le modèle proto-fédéral espagnol, qui fait la part belle aux autonomies régionales, pourrait inspirer l’unification européenne qu’il appelle de ses vœux afin de parer les velléités nationalistes.

Par-delà l’Europe des nationalités, une nation européenne

Ortega est un Européen convaincu et écouté. Entre 1945 et 1955, il donne de nombreuses conférences, où l’on se bouscule. Exhumant le libéralisme de Guizot [10] – dont il fait traduire en espagnol L’Histoire de la civilisation en Europe (1935), il promeut une Europe telle que Montesquieu l’a définie avant lui : « une nation composée de plusieurs » (p. 342). Persuadé que l’âme européenne transcende les nationalités, il écrit :

Si nous faisions le bilan de notre contenu mental – opinions, normes, désirs, présomptions –, nous remarquerions que la plus grande partie de ce contenu ne vient pas au Français de sa France ni à l’Espagnol de son Espagne, mais du fonds commun européen. […] [Nous] verrions qu’il ne [nous] est pas possible de vivre avec ce maigre recours purement national, mais que les quatre cinquièmes de [notre] avoir intime sont des biens de la communauté européenne (p. 354).

Dans La Révolte des masses (1929), il livre pourtant un diagnostic contradictoire du destin de l’Europe. Pour lui, la démocratisation des sociétés (ou l’inclusion des masses en politique) a eu comme effet pervers d’accentuer les phénomènes grégaires et d’uniformiser les comportements, en faveur d’un premier consumérisme trivial et d’une certaine apathie vis-à-vis de la chose publique. Déploré dans « l’angoissante uniformité » des opinions publiques occidentales (p. 337), cet affadissement généralisé favorise les fascistes de tout poil comme les dérives autoritaires. En quelque sorte, les hommes auraient perdu le sens de leur individualité, voire de leur liberté. L’émergence de cet « homme-masse » représenterait un danger pour les institutions parlementaires et démocratiques. Dans l’esprit d’Ortega, la réponse à ce péril populaire, susceptible de se manifester dans un nationalisme exacerbé, ne peut venir que d’une Europe unie, fondée sur un patrimoine historique et des valeurs communes.

Puisque dans son esprit « l’Europe comme société n’est pas un idéal, mais un fait d’une ancienne quotidienneté » (p. 335) et qu’il « n’est pas possible de bien examiner les nations d’Occident sans buter sur l’unité qui les façonne » (p. 394), la constitution d’une Europe ultranationale [11] constitue la seule option envisageable pour conjurer la fracture d’un continent en voie de basculement dans la Seconde Guerre mondiale ou, le cas échéant, de panser les plaies après le conflit. Pour Ortega, le ciment culturel de l’Europe se trouve dans son histoire. Lecteur avisé d’Henri Pirenne, il considère que le Moyen Âge a constitué une période charnière, durant laquelle christianisme et islam sont venus enrichir une aire de culture gréco-romaine. Il en fait son modèle de « convivance » (p. 434) ou, autrement dit, du « vivre ensemble ».

Un penseur humaniste à redécouvrir

Le nationalisme est le produit de « l’alcoolisation des masses par la démagogie » (p. 411). Cette formule d’Ortega résonne aujourd’hui avec d’autant plus d’acuité que le monde entier, et l’Europe en particulier, semble être pris d’ivresse nationaliste, après avoir cédé au flacon du populisme.

Si son style fait mouche, il sert toujours la sagacité d’un raisonnement qui se refuse au verbiage. Non seulement Ortega cultivait une « obsession acharnée à se faire comprendre de tous ses lecteurs » [12], mais il a su faire preuve d’une très grande clairvoyance. Convaincu par exemple que les universités seront amenées à jouer un rôle primordial dans la sensibilisation de la jeunesse à cette culture européenne commune, il anticipe d’un demi-siècle le succès du programme Erasmus.

En dépit de la lucidité de ses raisonnements, il reste un philosophe ignoré, en particulier dans notre pays. Alors aveuglée par les lumières de l’Est et toujours vivifiée par le souffle soviétique, l’intelligentsia française l’a mésestimé souverainement. Au demeurant, si un épisode dépressif ne l’avait pas empêché de se rendre au colloque Lippmann – auquel il fut convié en août 1938, il aurait pu être associé aux premiers penseurs du (néo-)libéralisme. Le cas échéant, il aurait sans doute été plus proche de la curiosité scientifique d’un Karl Popper et de la germanophilie équivoque d’un Bertrand de Jouvenel que du conservatisme réactionnaire d’un Wilhelm Röpke ou du darwinisme social d’un Friedrich Hayek [13]. Esprit libre et éclairé, il a quoi qu’il en soit toujours refusé d’être rattaché à une chapelle ou une autre. Volontiers élitiste, mais humaniste libéral avant tout, José Ortega y Gasset n’en reste pas moins l’un des précurseurs intellectuels de l’Europe communautaire. Remercions sa biographe de nous l’avoir fait (re)découvrir.

Béatrice Fonck, José Ortega y Gasset : penseur de l’Europe, Paris, Les Belles Lettres, 2023, 480 p., 25,90 €.

 

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