Aya Nakamura interprétant Édith Piaf : ce qui aurait dû rester un épiphénomène de l’actualité des JO s’est transformé en un épisode de panique morale, où les cris de scandale, hurlant à la décadence, se sont succédés à l’envi sur tous les plateaux télévisés.
***Célia Djé est étudiante en M2 d’Études Européennes à la Sorbonne-Nouvelle, chargée de mission à GenerationLibre***
Que n’a-t-on pas entendu comme exclamations, la surenchère poussant même certains à aller jusqu’à invoquer Mozart – Mozart en personne ! – pour geindre sur la détérioration de notre répertoire musical. Pourtant, tout porte à défendre cette décision.
Aya Nakamura est la française la plus écoutée actuellement dans le monde ; et elle chante en français, nous y reviendrons. Différence de taille, les autres musiciens français les plus écoutés à l’international – pensons à David Guetta, Bob Sinclar ou Dj Snake – ne chantent pas. En 2021, son album « Nakamura » a dépassé le milliard de streams sur Spotify : combien d’artistes français peuvent se targuer d’une telle notoriété ? On pourrait encore citer ses 8,5 millions d’auditeurs mensuels sur Spotify ou ses 3 milliards de vues sur YouTube (dont presque 1 milliard pour « Djadja », sachant que les vues ne sont pas cumulatives sur la plateforme).
Mais peu importe les faits, on ne saurait mêler le vulgaire à un symbole de « l’élégance à la française » comme Piaf ; d’ailleurs, Aya Nakamura « ne chante pas en français ». Il est curieux que, par ces considérations, les fameux défenseurs de la tradition française souhaitent faire de notre langue, une langue morte : oui, l’argot, oui, des mots inventés, oui, des néologismes, oui, des rimes, oui, du musical ; Rabelais s’est donné à coeur joie de néologismes : frugal, célèbre, indigène, génie ou bénéfique… et personne n’aurait l’outrecuidance de l’accuser de crime de lèse-majesté parce que, ô ciel, les termes n’existaient pas.
Aussi, le débat sur ses origines est pour sa part particulièrement stérile et raciste, et il faut le dénoncer dans ces termes. Dalida était italienne, Aznavour était arménien tandis qu’Édith Piaf avait des origines kabyles. De quelle manière les origines de Aya Nakamura influencent sa musique : voilà le seul débat qui nous intéresse ; le reste, c’est vide, inutile, hors sujet, absurde, superflu. Bref, on s’en fout.
Pour répondre à Marion Maréchal, candidate du parti d’extrême-droite Reconquête aux élections européennes, qui affirme qu’« elle ne représente ni la culture ni l’élégance française » avant d’ajouter sur Europe 1 que par ce choix, Emmanuel Macron présente au monde le visage d’une France multiculturelle, issue des banlieues et des cités. Et de soutenir sur RMC que « Josephine Baker, elle, représente la culture française ».
Les propos de l’ancienne députée sont révélateurs des stigmates des représentations coloniales. Celle, d’abord, de l’altérité. Aya Nakamura est cet « Autre »1, sur laquelle on projette un imaginaire. Le corps noir est traversé par des imageries duelles et contraires, entre attirance et répulsion, l’« Autre » est sans cesse mis-à-distance. À jamais cet étrange étranger, ce vil primitif, celui qui ne sera jamais nous.
Pulsion de vie, pulsion de mort. Sur le corps de la femme noire se projettent des représentations antinomiques et duelles, une « fascination répulsive »2 qui ne dit pas son nom. Tantôt Eros, pulsion sexuelle et de désir, tantôt Thanatos, pulsion de mort, d’agression et de destruction3; il y a, en filigrane du propos de Marion Maréchal, une incarnation de cette dualité, de cette association mortifère et délétère. Celle d’une dégénérescence, d’une chute, d’un déclin. « Elle est, objectivement, dans un registre un peu vulgaire, c’est le moins que l’on puisse dire. […] Elle n’est pas représentative de la culture et de la langue française. »4
Indignes femmes des cités, piètres représentantes d’une France blanche qui ne dit pas son nom, Aya ne pourra jamais l’incarner. Sur la comparaison à Josephine Baker, je ne dirais qu’une chose : l’illustre artiste n’a jamais cherché à s’éloigner de l’imaginaire colonial qui associe le corps noir au primitif, au sauvage, à l’animal (son célèbre costume banane nous le rappelle aisément).
Marion Maréchal pense-t-elle que la France ne saurait reconnaître ses enfants que si ces derniers se soumettent aux stéréotypes délétères auxquels on les associe ?
On reprend son dernier single « Hypé » et on se moque de la faiblesse des paroles, sans regarder l’entièreté de son répertoire et de ses autres musiques. Prévisible. Aucune vulgarité à signaler dans le reste du répertoire français d’ailleurs (Gainsbourg en tête, saint parmi les saints) ou Mylène Farmer, qui lorsqu’elle chante « Je suis une catin » le fait sans doute sur un ton tout à fait respectable et qui représente à merveille le faste, la noblesse et l’élégance française.
Alors, pourquoi soudainement adopter ce vieux réflexe hygiéniste, qui s’émeut pour les uns et pas pour les autres ? Aya, parce que femme de banlieue, serait-elle condamnée à devoir prouver qu’elle est mieux que la plèbe illettrée et indigne de l’élégance à la française qui les peuple ? « Ici, c’est Paris, pas le marché de Bamako », dirait le groupuscule d’extrême droite Les natifs. On en revient donc au problème : aux yeux de certains, de toute façon, elle ne sera jamais assez française.
Du reste, ces propos qui feignent l’outrance et qui sont surtout profondément de mauvaise foi et xénophobes, manifestent pour l’essentiel la peur d’admettre explicitement que oui, certains ne veulent pas qu’une femme noire d’origine immigrée représente la France.
Point positif : Aya n’a jamais attendu personne. Sa popularité continue de croître et elle « trace sa route ».
Ne pas aimer, oui. Ne pas être d’accord avec sa probable participation, oui. Adopter une posture paternaliste, méprisante ou raciste, non.
Comme dirait Adèle Haenel : « C’est la honte ! »
- Gilles Boëtsch, Jérôme Thomas, « Le corps de l’Autre, Les représentations des Africains et des Amérindiens », Sexualités, Identités & Corps Colonisés, CNRS Éditions, Paris, La découverte, 2019, pp 29-43 ↩︎
- Yann Le Bihan, La femme noire dans l’imaginaire occidental masculin, L’Autre 2006/1 (volume 7), Editions La Pensée sauvage, pp43-59 ↩︎
- Yann Le Bihan, « Catégoriser les femmes africaines en régime colonial. Eros et Thanatos désunis », Sexualités, Identités & Corps Colonisés, CNRS Éditions, Paris, La découverte, 2019, pp 161-171 ↩︎
- Propos tenus par Marion Maréchal le 15 Mars 2024 sur le plateau de l’émission « Touche Pas à Mon Poste » animée par Cyril Hanouna. ↩︎