Daniel Bensaïd fut l’un des grands rénovateurs du marxisme

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Le 1er juin 2008 s’est tenue à la Plaine Saint Denis une conférence anticapitaliste internationale. © Photothèque Rouge / JMB.

Daniel Bensaïd rejetait l’idée de l’inéluctabilité historique, considérant l’histoire comme une série de carrefours et non comme un chemin unique. Pour Bensaïd, la lutte des classes restera centrale tant que le capitalisme existera, mais son issue est toujours imprévisible.

Daniel Bensaïd sera tôt ou tard reconnu comme l’un des rénovateurs les plus inventifs et les plus brillants de la théorie marxiste révolutionnaire de notre époque. Solidement enraciné dans le marxisme classique, et même dans le trotskisme classique, il a su aller au-delà, vers de nouveaux domaines, de nouvelles problématiques, de nouvelles idées, de nouvelles illuminations.

Il était également un écrivain remarquablement doué. Si ses livres peuvent être lus avec un tel plaisir, c’est qu’ils sont écrits avec la plume acérée d’un véritable auteur, qui a le don du trait : un trait qui peut être assassin, ironique, enragé, ou poétique, mais qui va toujours droit au but. Ce style littéraire, propre à l’auteur et impossible à imiter, n’était pas gratuit, mais au service d’une idée, d’un message, d’un appel : refuser la conformité, refuser la résignation, refuser la réconciliation avec les vainqueurs.

Sa pensée philosophique n’est pas un exercice académique : d’un bout à l’autre, elle est traversée par le courant brûlant de l’indignation, un courant, comme il l’écrit, qui ne peut se dissoudre dans les eaux tièdes de la résignation consensuelle. D’où son mépris pour ceux qu’il appelait les « Homo resignatus« , ces intellectuels ou hommes politiques que l’on reconnaît de loin à leur impassibilité de crapauds face à l’impitoyable ordre établi.

Pour Bensaïd, « l’indignation est un commencement. Une manière de se lever et de se mettre en route. On s’indigne, on s’insurge, et puis on voit. » Parmi toutes les contributions « hérétiques » de Bensaïd au renouveau du marxisme et de la théorie révolutionnaire, la plus importante, à mes yeux, est sa rupture radicale avec l’idéologie positiviste, déterministe et fataliste du Progrès inéluctable qui a tant pesé sur le marxisme « orthodoxe », notamment en France.

Sa relecture de Marx, avec l’aide d’Auguste Blanqui et de Walter Benjamin, l’a amené à comprendre l’histoire comme une série de carrefours et de bifurcations ; un champ de possibilités dont l’issue est imprévisible. La lutte des classes est au cœur du processus historique, mais son résultat est incertain.

Crise et effondrement

Si les événements de mai-juin 1968 en France semblaient mettre l’actualité de la révolution à l’ordre du jour pour les pays capitalistes avancés, la fin des années 1970 a inversé les perspectives. Cela a conduit à ce que l’on appelle la crise du marxisme. La crise s’est produite dans une situation historico-politique dans laquelle les trois secteurs de la révolution mondiale, symbolisés par les capitales mondiales du processus – Paris dans l’Ouest avancé, Da Nang dans le Sud anticolonial et Prague dans l’Est contrôlé par la bureaucratie – n’ont pas réussi à se combiner dans une rencontre internationaliste.

Bensaïd a rappelé, dans son ouvrage Une lente impatience, que la crise était triple : une crise théorique du marxisme, une crise stratégique du projet révolutionnaire et une crise du sujet social capable de gagner l’émancipation universelle. Ces trois éléments se combinent avec une offensive idéologique contre le marxisme.

Dans les années 1980, Bensaïd a défendu l’idée que l’offensive idéologique, malgré sa nature banale et creuse, ne serait pas simplement surmontée lorsque la prochaine vague de lutte sociale émergerait. Il partait du principe que les luttes et les pratiques libératoires émergeraient inévitablement, conditionnant la lutte idéologique. Cependant, la profondeur des traumatismes était telle que la simple réémergence contextuelle des luttes de classes ne suffirait pas à rectifier les traumatismes.

Après la chute du mur de Berlin, Bensaïd souligne que sa tradition politique n’a

« jamais confondu les mouvements émancipateurs des peuples dans le monde avec les succès militaires et l’expansion du soi-disant « camp socialiste » … de Budapest à Berlin, de Prague à Varsovie, nous avons toujours pris le parti des travailleurs et des peuples contre celui des intérêts de l’État et de son sacerdoce bureaucratique. »

Mais comment Bensaïd et ses camarades doivent-ils réagir à l’effondrement des régimes bureaucratiques d’Europe de l’Est ? Cela signifiait-il qu’un mouvement ouvrier populaire et révolutionnaire allait prendre le relais de la réaction stalinienne ?

Bensaïd rejette le scénario optimiste qui prévoit la réapparition de « la culture soviétique ou la culture des conseils ouvriers allemands » après « une longue parenthèse, une parenthèse historique ». L’opposition au système soviétique ne s’appuie plus sur les idées des dissidents marxistes comme Rosa Luxemburg, Léon Trotski ou Nikolaï Boukharine : « Cette mémoire a été brisée, il y a une discontinuité ».

Pour Bensaïd, l’effondrement du stalinisme était nécessaire, ouvrant un nouveau champ de possibilités politiques pour la lutte des classes. Mais, en même temps, l’effacement des régimes staliniens n’a pas automatiquement conduit à une politique renouvelée d’auto-émancipation de la classe ouvrière, alors qu’il a signifié la déconstruction de secteurs entiers de la gauche. Cette double compréhension de la crise des États staliniens était à la base de l’argument selon lequel une bifurcation avait eu lieu et qu’un nouveau cycle de luttes politiques était nécessaire pour renouveler une tradition révolutionnaire dans le mouvement ouvrier.

Bensaïd insiste sur le fait que « la crise brutale » des régimes d’Europe de l’Est qui a culminé en 1989 était « inscrite depuis longtemps dans la logique de leurs contradictions ». Cependant,

« nous pensions que leur chute conduirait à une lutte ouverte entre deux options : soit la restauration capitaliste, soit une nouvelle révolution populaire reprenant ses origines. »

Cette dernière option permettrait de relancer la révolution socialiste à l’Est.

Or, la chute des régimes bureaucratiques a montré que l’espoir d’une telle dynamique avait été brisé par la répression et les régressions sociales et politiques, brisant la mémoire et atomisant la classe ouvrière, les mots comme socialisme étant vidés de leur sens :

« Dans ces conditions, le renversement des dictatures d’Europe orientale et d’Union soviétique, signifie à la fois la libération d’un joug tyrannique et la fin du cycle historique ouvert par la Révolution d’Octobre. L’échec annoncé du stalinisme rejaillit sur le projet socialiste lui-même et jette le doute sur sa viabilité. Il faudra accumuler de nouvelles expériences, réinventer un langage. C’est un long apprentissage.»

Pour Bensaïd, cela est possible parce que les luttes de classes et les résistances émergent en raison de nécessités vitales, contre l’injustice et l’humiliation. Comme il l’affirmait en 1991 :

« Il n’y a pas moins de raisons de se révolter qu’il y a un siècle ou vingt ans. Pour transformer la révolte en révolution créatrice, il faut un projet et une volonté. Nombreux sont ceux qui restent convaincus que le capitalisme actuel conduit à de nouvelles catastrophes. Nombreux aussi, après la débâcle du socialisme réellement inexistant, sont ceux qui doutent qu’un autre monde soit possible. Il faut du temps pour réapprendre à imaginer, non pas un monde parfait, mais simplement des projets de société dignes d’être vécus. »

Des cadavres envahissants

La réponse de Bensaïd à la situation a produit une autre lecture de l’histoire, éloignée de la notion normative de développement historique, mais plutôt à l’écoute des bifurcations qui constituent la matérialité du changement historique. Contrairement à certaines croyances trotskistes, « l’histoire ne connaît pas les parenthèses. Elle avance par bifurcations ».

Prétendre le contraire, c’est suggérer que le stalinisme a été un intermède temporaire qui s’est écarté du développement normatif de l’histoire. Ainsi, une fois le stalinisme terminé, l’histoire se développerait là où elle s’est arrêtée, donnant rendez-vous au programme de la Quatrième Internationale, où l’histoire rendrait justice aux opposants les plus intransigeants au stalinisme. Selon Bensaïd, en l’absence d’une force socialiste substantielle, « capable de renouer à court terme avec la tradition révolutionnaire », cette hypothèse normative devait être considérée comme nulle.

Le problème du stalinisme revêtait donc une dimension plus profonde :

« On ne peut pas défaire le cadavre envahissant du stalinisme, clore l’épisode et repartir sur de bonnes bases. Avant et après, les mots et les idées ne seront plus les mêmes. Les morts continuent de peser sur les vivants. »

Bensaïd insiste sur le fait que les « contrefaçons bureaucratiques n’ont jamais constitué pour nous un modèle de société ». Cependant, selon lui, il y a des éléments d’élaboration théorique à approfondir :

« Pour reconstruire un projet révolutionnaire, les effets des soixante-dix dernières années exigent de repenser sans tabou, mais sans tabula rasa, les rapports entre le plan et les mécanismes marchands, entre le plan et l’autogestion, entre la démocratie politique et la démocratie sociale, la transformation du travail et de la production, les rapports sociaux entre les sexes, les rapports de la société à la nature, la condition de l’individu et le statut du droit. Un tel projet est un guide pour l’action et un chantier permanent.

[…] Les exigences de libération ne naissent pas dans les théories ou les rêves de quelques personnes, mais de la lutte quotidienne. Notre communisme n’est pas la chimère d’une cité idéale ou la fin de l’histoire, mais le mouvement toujours recommencé de l’émancipation humaine, la bataille pour la fin de l’exploitation et de l’oppression, pour la fin du travail forcé, pour surmonter la division mutilante entre producteur et citoyen, pour la disparition de l’État autoritaire et pour l’abolition de la domination d’un sexe sur l’autre. Elle associe le développement de l’abondance individuelle à la pratique collective. »

Qu’en est-il des stratégies pour changer le monde ? Comment une majorité de travailleurs exploités – et de femmes doublement exploitées et exclues de la sphère publique – pourrait-elle se libérer radicalement de sa condition de subordination pour s’emparer du pouvoir politique et économique, sans déléguer ce pouvoir à une minorité éclairée ou à une élite bureaucratique ? Comment la majorité pourrait-elle entamer un processus de transformation sociale et culturelle ?

Pour Bensaïd, la conscience de classe a été affaiblie par les défaites et les trahisons passées. Les réponses à ces questions ne peuvent venir que de nouvelles expériences historiques. Il ne fait aucun doute, selon l’argument de Bensaïd, que toute nouveauté continuerait à combiner l’héritage des révolutions russe et allemande, des conseils ouvriers italiens et de la guerre civile espagnole avec les luttes de la période d’après-guerre, du mai français à la révolution portugaise. Pour reprendre l’argument de Bensaïd lui-même :

« Avec la disparition des dictatures bureaucratiques, notre lutte contre le stalinisme change d’objectif. Elle conserve une fonction, celle de tirer les leçons de cette expérience pour la pratique future et quotidienne. Dans le mouvement ouvrier international et ses courants révolutionnaires, des querelles sont surmontées et d’autres perdent de leur importance. Les lignes de division, hier insurmontables, s’estompent. D’autres apparaîtront. . ..

Nous restons pour notre part plus que jamais convaincus que le système capitaliste ne peut être transformé graduellement, que la lutte pour des réformes radicales qui en découle conduit à un point de rupture, et qu’il n’y aura pas de socialisme sans révolution. Mais nous serons prêts à faire l’expérience loyale d’un parti commun et démocratique avec tous ceux qui, ne partageant pas ces conclusions, seront déterminés à lutter pour une défense intransigeante des exploité.es et des opprimé.es. »

Un chantier permanent

Pour Bensaïd, la conscience de classe a été affaiblie par les défaites et les trahisons passées, mais la lutte des classes demeure, tout comme les classes exploitées.

« Les effets de la nouvelle organisation du travail, de la privatisation de la vie quotidienne, de l’atomisation culturelle, entravent la capacité des exploités à agir collectivement et à développer une conscience de leurs intérêts historiques. Il est temps d’abandonner définitivement les représentations religieuses qui font du Prolétariat le grand sujet du grand récit de l’Histoire. Une classe s’organise à partir de ses luttes et de ses expériences fondatrices autour des syndicats, de ses mutuelles, de ses associations, de ses partis, du mouvement de libération des femmes. La classe n’est pas un sujet homogène. »

L’argument de Bensaïd s’attaquait aux fétiches historiques, qui étaient essentiellement idéologiques et idéalistes, n’ayant pas leur place dans une reconstruction matérialiste du marxisme basée sur les luttes de classe. La clé de la critique du fétichisme est le rôle des luttes de classe, dans leur pluralité, qui façonne et développe la conscience de classe à travers la mobilisation et la solidarité, remettant en cause la soumission et le despotisme du lieu de travail et de la machine étatique relativement autonome.

Comme l’écrivait Bensaïd, l’unification de la classe ouvrière au-delà de ses « différences tenaces » était « un chantier permanent, une tâche stratégique qui dicte des tactiques et des alliances ». De plus, en relation avec le dynamisme du mode de production capitaliste, « les classes sociales changent, se différencient et se transforment. Elles sont en mouvement permanent. Elles ne s’arrêtent pas à l’image figée qui les symbolisait hier ». La classe ouvrière était toujours en développement constant, facteur décisif de l’ensemble social :

« Le poids de la classe ouvrière industrielle a diminué en termes relatifs par rapport à la population active totale. Mais elle représente toujours le groupe social le plus important. Et surtout, une partie du prolétariat salarié continue à se développer (dans les transports, le commerce et les services) représentant les deux tiers de la population active. Seule une vision restrictive et ouvriériste du prolétariat peut aujourd’hui conclure à son déclin, voire à sa disparition. »

Ce texte est un extrait du livre Daniel Bensaid: From the Actuality of Revolution to the Melancholic Wager (De l’actualité de la révolution au pari mélancolique), publié par Brill dans la collection « Historical Materialism Book Series ».

Darren Roso est un militant socialiste basé à Melbourne. Cet extrait a été publié initialement sur Jacobin. Traduction par Christian Dubucq pour Contretemps.

 

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