La guerre froide des libéraux

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Liberalism Against Itself se présente comme une étrange monographie sur le libéralisme de guerre froide. Ce courant, méconnu en France, perd de son mystère lorsque l’on évoque le nom de Raymond Aron ou l’opposition aux régimes totalitaires après la Deuxième guerre mondiale [1]. Il désigne l’articulation d’une position politique libérale et d’une posture géopolitique atlantiste, cette dernière imposant ses contraintes stratégiques et idéologiques à la première. En multipliant les anecdotes croustillantes et les jugements tranchés, l’historien des idées Samuel Moyn brosse le portrait de plusieurs intellectuels qui servent d’accusés dans la mise en procès du libéralisme de guerre froide. Le but avoué du livre est de démontrer que c’est ce libéralisme qui aurait pavé la voie aux courants intellectuels que l’on tient généralement pour responsables du déclin de l’État social : le néolibéralisme et le néoconservatisme. Un tel objectif fait immédiatement planer le soupçon d’une lecture téléologique de l’histoire où les idées pèsent plus lourd que les institutions. Ce soupçon est renforcé par le fait que la guerre froide et ses événements sont presque absents du livre [2].

Cette étrangeté se dissipe un peu lorsqu’on éclaire l’ouvrage à la lumière de son objectif polémique. Professeur à Yale, S. Moyn est aussi un intellectuel public qui prend régulièrement position dans plusieurs journaux de gauche progressiste comme The Nation ou Dissent [3]. En élaborant une critique des intellectuels libéraux de la guerre froide, S. Moyn cible autant, sinon plus, leurs héritiers dans la sphère publique américaine contemporaine. L’élection de Trump en 2016 s’est accompagnée d’une vague de publications conservatrices dont l’épicentre académique fut le mouvement « postlibéral », qui appelle à profiter de l’occasion pour enfin dépasser le statu quo libéral [4]. En réaction, les intellectuels de centre-droite et de centre-gauche ont appelé à sauver le libéralisme pour résoudre la crise démocratique américaine – la condition de ce sauvetage, clairement exposée par Mark Lilla dans The Once and Future Liberal : After Identity Politics, étant de recentrer le libéralisme sur ses valeurs historiques [5]. S. Moyn appartient à un troisième camp qui considère au contraire que le succès du populisme de droite nécessite une forme ouvertement progressiste de libéralisme [6].

Une fois ces éléments posés, on comprend mieux pourquoi l’ouvrage de S. Moyn se concentre essentiellement sur les erreurs intellectuelles et stratégiques commises par les libéraux de guerre froide. Il s’agit moins pour lui d’expliquer et de contextualiser la formation d’un libéralisme de guerre froide que d’en dresser un portrait en forme d’épouvantail pour s’assurer qu’on ne puisse pas l’ériger en modèle aujourd’hui. L’histoire des idées joue donc ici un rôle critique : elle permet de déboulonner certaines statues du canon libéral anglo-saxon. Néanmoins, pour fonctionner, cette critique suppose qu’il existe un ensemble de valeurs libérales identifiables, à l’aune desquelles l’historien pourrait affirmer que « le libéralisme de la guerre froide fut un désastre – pour le libéralisme » (p. 1).

Les errements du libéralisme de guerre froide

Liberalism Against Itself raconte les errements des intellectuels de la guerre froide : abandon des Lumières, rejet du romantisme, renoncement au progrès, anthropologie pessimiste d’origine chrétienne, complicités impérialistes et psychologie restrictive. Les chapitres s’organisent autour de six figures intellectuelles (Judith Shklar, Isaiah Berlin, Karl Popper, Gertrude Himmelfarb, Hannah Arendt et Lionel Trilling) qui permettent à S. Moyn de souligner ces errements. Judith Shklar occupe une place centrale dans cette galerie dans la mesure où elle aurait offert une définition du libéralisme de guerre froide comme« liberalism of fear »dans un texte publié en 1989 [7]. Ce libéralisme de la peur aurait comme objectif principal de protéger les individus de la cruauté – en particulier celle instituée par l’État, la liberté personnelle n’ayant de sens que pour ceux qui sont délivrés de la peur. Cette approche est parfois qualifiée de survivaliste, dans la mesure où elle se concentre sur le minimum politique dont nous aurions besoin pour vivre. Pourtant, avant de se faire l’avocate du survivalisme, Shklar avait elle-même fortement critiqué le pessimisme des libéraux d’après-guerre dans son premier livre, After Utopia publié à partir de sa thèse en 1957. À cette époque, Shklar condamnait l’abandon de l’idéal d’émancipation des Lumières et la conversion des libéraux à l’idée conservatrice que « la raison elle-même engendre le totalitarisme » (p. 27).

Les chapitres suivants illustrent cette mise en retrait des idéaux progressistes, due à une crainte exagérée du risque totalitaire. Parmi les errements critiqués par S. Moyn, deux se distinguent par leur portée. Tout d’abord, au chapitre 3, S. Moyn montre comment la critique de l’historicisme hégélien et marxiste, qui a fait le succès de Karl Popper, finit par miner les représentations libérales du progrès. En niant la possibilité d’établir des lois de l’histoire, Popper aurait fini par succomber aux séductions de la pensée d’Hayek, qui considère toute forme d’interventionnisme comme une source d’effets pervers imprévisibles (p. 84-86). Cette critique est particulièrement percutante, car elle montre que les libéraux de la guerre froide ont contribué à miner les tentatives de penser ensemble libéralisme et État social, tout en soulignant la proximité intellectuelle entre le libéralisme de cette période et le néolibéralisme.

Au chapitre 5, S. Moyn s’arrête sur la figure de Gertrude Himmelfarb pour dénoncer la conversion des libéraux de guerre froide à une anthropologie conservatrice. Méconnue en France, cette historienne des idées est une des figures principales du néoconservatisme américain qu’elle aura largement participé à diffuser dans les colonnes du Weekly Standard. Mais, avant de promouvoir le néoconservatisme, Himmelfarb avait commencé sa carrière universitaire en travaillant sur Lord Acton qu’elle a contribué à populariser comme modèle d’un ancrage du libéralisme dans une anthropologie pessimiste chrétienne. Les libéraux de guerre froide se seraient laissés convaincre par l’idée qu’il était nécessaire d’accompagner le libéralisme d’un fond culturel chrétien pour contrecarrer ses tendances révolutionnaires. S. Moyn montre bien que cette anthropologie chrétienne fournit une ressource essentielle au libéralisme de guerre froide dans son combat contre le totalitarisme conçu comme une « religion séculière » [8]. En interprétant les promesses du communisme comme une forme de millénarisme, le christianisme apparaît comme un allié du libéralisme [9]. Évidemment, cette introduction du christianisme dans le corpus libéral tranche avec l’histoire du libéralisme, mais elle s’intègre parfaitement dans les représentations classiques de la guerre froide opposant une Amérique religieuse à l’athéisme communiste.

(Ré)écrire l’histoire du libéralisme

Cette présentation critique du libéralisme de guerre froide débouche sur une question évidente : peut-on encore parler de libéralisme pour désigner ces intellectuels ? Le rejet des Lumières et la condamnation de la Révolution française, l’importance accordée à la religion et la réduction de la liberté à un idéal occidental qu’il faudrait protéger plutôt que d’essayer de réaliser, tout cela ressemble au fond au conservatisme. S. Moyn propose une solution pour sortir de ce problème : les libéraux de guerre froide sont bien des libéraux dans la mesure où ils participent à la réécriture de la doctrine libérale. Cette réécriture passe par la canonisation de nouvelles figures, mais surtout par le transfert de figures canoniques vers un anticanon [10]. C’est ce que fait Karl Popper en critiquant Rousseau ou Hegel et Himmelfarb en popularisant les écrits de Lord Acton. Aux yeux de S. Moyn, la construction de cet anticanon s’inscrit dans un processus plus général de déplacement des racines du libéralisme de l’Europe continentale du XVIIe et XVIIIe siècles vers l’Angleterre du XVIe siècle. Ce faisant, le libéralisme de guerre froide aurait participé à effacer le lien originel entre libéralisme et émancipation dans le but de tempérer son caractère révolutionnaire.

Dans cette querelle sur l’histoire du libéralisme, S. Moyn reproche en fait aux libéraux de guerre froide et à leurs héritiers de réécrire l’histoire pour se justifier de ne pas avoir été à la hauteur des idéaux libéraux [11]. Cette critique ne tient cependant que si l’on estime qu’il existe une doctrine libérale claire à laquelle on peut revenir pour juger l’évolution du libéralisme. Ceci explique que Liberalism Against Itself fourmille de références aux libéraux du XVIIIe et du XIXe siècle, pour montrer que Constant ou Tocqueville défendent un libéralisme optimiste et ambitieux. Néanmoins, la structure de l’ouvrage ne permet pas vraiment à S. Moyn de faire plus qu’une allusion à une histoire perdue du libéralisme dans laquelle la France occupe une place importante [12]. C’est problématique, dans la mesure où l’argumentation de S. Moyn dépend beaucoup de la manière dont on se représente l’histoire du libéralisme. Pour totalement emporter l’adhésion, la thèse d’un libéralisme qui se retourne contre lui-même doit se déployer dans le temps long, pour inscrire la guerre froide dans une histoire globale du libéralisme.

En effet, si l’on considère que dès ses débuts, le libéralisme est travaillé par une tension essentielle entre optimisme et pessimisme, alors le libéralisme de guerre froide apparaît comme un chapitre intéressant mais typique de l’histoire du libéralisme. Certes, en s’appuyant sur l’exemple du libéralisme français, S. Moyn peut illustrer l’importance du romantisme pour le libéralisme au XIXe siècle ou pour défendre l’idée que le libéralisme a une vision universaliste de la démocratie. Évidemment, il faut revaloriser la Révolution française pour défendre l’idée que le libéralisme requiert et impose des bouleversements institutionnels (p. 48-52). Cependant, en se contentant d’allusion, S. Moyn peut s’éviter de traiter de l’histoire du libéralisme en France. En s’appuyant sur celle-ci, les libéraux de la guerre froide auraient beau jeu d’avancer que le libéralisme français a connu un tournant pessimiste qui précède largement la guerre froide. Ainsi, dès les années 30, le libéralisme d’un Élie Halévy se teinte d’une crainte de la tyrannie qui l’amène à rapprocher socialisme et nazisme, ainsi qu’à se méfier des promesses d’émancipation universelle [13].

En substance, S. Moyn adopte une démarche similaire à celle des libéraux de la guerre froide en les intégrant dans son propre anticanon. Ce faisant, il s’expose à réussir et échouer aux mêmes endroits qu’eux. Autrement dit, il pourrait parvenir à nous détourner de l’étude des libéraux de la guerre froide sans pour autant proposer un modèle alternatif, tout comme ces derniers ont réussi à marginaliser des penseurs tels que Rousseau ou Hegel sans toutefois parvenir à intégrer pleinement Lord Acton dans le canon libéral. Aux yeux de S. Moyn, il semble que ce risque soit le prix à payer pour amener « les libéraux de notre époque à imaginer une forme de libéralisme qui soit entièrement originale » (p. 176). À ce titre, Liberalism Against Itself est un rappel salutaire de l’horizon progressiste et émancipateur du libéralisme. Paradoxalement, la lecture de l’ouvrage nous amène à en tirer la leçon suivante : la réinvention du libéralisme ne passera pas par une vague d’excommunications.

Samuel Moyn, Liberalism Against Itself : Cold War Intellectuals and the Making of Our Times, New Haven  ; London : Yale University Press. 2023, 229 p.

 

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